L’Opéra de Montpellier recrée L’Orfeo de Sartorio
Le mythe d’Orphée et Eurydice est un des vieux serpents de mer des livrets d’opéra : du pionnier de Monteverdi jusqu’à la parodie burlesque bien connue d’Offenbach. Si sa forme et sa période rapprochent volontiers l’Orfeo d’Antonio Sartorio (1630-1680) de celui de Monteverdi, il est tout à fait permis de penser qu’il aurait pu inspirer Offenbach : par certains ressorts dramatiques (notamment l’introduction du personnage d’Aristée), les libertés prises avec le mythe d’origine ou encore l’ajout d’éléments comiques. L’histoire tourne ici autour d’un carré amoureux, Orphée et Eurydice mariés s’aiment d’un amour sincère (quoique toxique en raison de la jalousie maladive d’Orphée qui ira même jusqu’à commanditer le meurtre de son épouse), Aristée aime Eurydice sans retour et la princesse Egyptienne Autonoé poursuit Aristée qui fut son amant avant de se désintéresser d’elle. À cela s’ajoutent des personnages secondaires : le jeune berger Orillo, le médecin Esculape, le centaure savant Chiron, le duo de héros Achille et Hercule ou encore la nourrice Erinda. En plus de leurs interventions plus ou moins importantes dans le drame, ils occupent ce qui pourrait s’apparenter à une fonction de chœur en commentant régulièrement l’action (Esculape évoquant en termes médicaux les conséquences de l’amour, Chiron se désolant du désintérêt de la jeunesse pour l’instruction au profit des batifolages, etc.).
Le propos se focalise sur les tourments amoureux des personnages et peu sur la bravoure et la détermination d’Orphée ramenant Eurydice des enfers, celle-ci ne décédant en effet qu’au bout de 2H15 d’opéra (sans compter l’entracte). La diversité et l’ambivalence du sentiment amoureux sont ainsi développées avec finesse : de la pureté des sentiments des deux adolescents au début jusqu’à la passion dévorante d’Orphée se muant en jalousie morbide, la blessure d’Aristée liée à la frustration d’un amour à sens unique évoluant en pulsion d’agression ou encore la misère sentimentale de la vieillissante Erinda, prête à tout pour un moment de tendresse. Malgré cette belle écriture lyrique, la dispersion des avancées dramatiques, la multiplicité des personnages secondaires et les nombreuses digressions peuvent donner l’impression d’un opéra « fourre-tout » où l’essence du mythe se retrouve diluée, ce qui explique probablement sa postérité confidentielle.
Cette impression de mélange des genres se retrouve également dans la mise en scène de Benjamin Lazar. Les costumes dessinés par Alain Blanchot sont par exemple hétéroclites : les longues robes blanches portées par Eurydice (symbolisant sa pureté) et la longue tunique brune d’Orphée directement inspirées du costume baroque côtoient ainsi un Orillo déguisé en punk, un Chiron en veste militaire dont les pattes avant sont figurées par des béquilles, la tenue de bohémienne d’Autonoé semblant tout droit sortie d’un magasin d’une fameuse marque espagnole de prêt-à-porter coloré, un Esculape en pyjama gris couvert d’un peignoir de velours vert avec dorures, Achille et Hercule en short et marcel couverts de poudre de la tête aux pieds, etc.
Le décor conçu par Adeline Caron est composé d’une base constante : au centre de la scène, une estrade circulaire et pivotante est entourée de gradins en métal nu disposés en demi-cercle. Ceux-ci sont eux-mêmes surmontés de trois larges panneaux, constitués de lattes réversibles accolées (sur le même principe qu’un volet de fenêtre) : sombres avec des reflets rouges quasi fluorescents sur une face, formant de vastes miroirs avec l’autre face et pouvant s’ouvrir pour laisser voir des personnages derrière ou pour symboliser des lieux en extérieur. De grosses ampoules nues flottent au-dessus de la scène.
Cette plateforme entourée d’estrades ressemble à une arène ou un espace de cirque. Ce décor permet une bonne efficacité dramatique en évitant de fréquents baissers de rideau et en facilitant les entrées/sorties et des déplacements fluides. Il est donc générique et seuls quelques accessoires (tels qu’un morceau d’arbre placé au centre de la plateforme pour symboliser la forêt) ou des changements d’ambiance lumineuse viennent distinguer les différents lieux de l’action dont le repérage n’est donc pas des plus aisés (l’emploi de projections par exemple aurait pu pallier ce problème et permettre une meilleure immersion du public). Celle-ci s’avère difficile.
Le fait que le drame soit présenté dans une arène produit un effet de « théâtre dans le théâtre ». Les personnages apparaissent ainsi plus comme des acteurs jouant un rôle devant des spectateurs imaginaires que comme des héros inspirant l’empathie. D’autant plus que sur cela s’ajoute le faible réalisme des situations du livret, l’expression très codifiée du langage musical baroque et une direction d’acteur inégale où l’expression sentimentale dans les virtuoses airs impétueux est sublimée par un recentrage sur le personnage concerné mais où les scènes et récitatifs sont parfois traités par un jeu convenu, voire parasitant le propos.
L’implication des chanteurs dans leur rôle joue aussi pour beaucoup dans le fonctionnement de certains passages, à commencer par l’Erinda de Zachary Wilder. Si les rôles masculins écrits pour des femmes travesties sont légion dans le répertoire, l’inverse est bien moins fréquent. Erinda est ainsi, aux côtés de notre Platée nationale (avec laquelle elle partage d’ailleurs beaucoup de similitudes), un des rares exemples de rôle féminin écrit pour un homme. N’ayant pas peur d’attirer la lumière sur lui, Zachary Wilder relève le défi avec finesse en saisissant tous les ressorts comiques du personnage tout en le rendant touchant malgré le ridicule. La voix de ténor parfaitement placée s’accorde au jeu et suit les intentions dramatiques. Le chant paraît naturel et presque facile et c’est avec malice, en bonne compagnie d’Achille et Hercule qu’il clôt la pièce lors du dernier baisser de rideau sous le regard amusé du public.
Après un premier duo compliqué, l’Eurydice de la soprano Alicia Amo se rattrape vite. Son timbre délicat convient au personnage et elle fait également preuve de verve et de souplesse dans les airs, leur conférant l’explosivité attendue dans le répertoire baroque. Le travail des expressions faciales est également pertinent.
Arianna Vendittelli incarne Orphée, rôle initialement écrit pour castrat. Des acidités sont présentes dans la voix lors du premier duo et la coordination avec l’orchestre imparfaite. Cela s’améliore cependant au fil de la représentation, la voix devient plus posée et la rythmique plus exacte. Des efforts sont faits dans le jeu d’acteur mais ceux-ci sont visibles conférant un rendu manquant de naturel.
Pas de travestissement par contre pour Aristée, c’est cette fois le contre-ténor Kangmin Justin Kim qui se substitue au castrat d’origine. L’androgynie de la tessiture est troublante et il serait probablement difficile de croire qu’il s’agit d’une voix masculine en écoutant simplement un éventuel enregistrement de cette prestation. Le fausset est discret et il semble presque chanter en voix pleine. Le personnage bien que violent est traité avec compassion et adouci par son costume et sa coiffure tout autant que par le timbre suave de Kangmin Justin Kim.
La princesse Autonoe de Maya Kherani présente une tessiture large comprenant des graves chauds autant que des aigus cristallins. Elle dose son vibrato pour raviver ses airs comme pour accentuer l’expression de certaines émotions dans les récitatifs tout en évitant de tomber dans les excès inélégants. La puissance vocale ne lui fait pas défaut et s’allie à sa virtuosité, ce qui lui permet de briller entre autres dans son air du troisième acte malgré les mouvements d’Hercule et Achille faisant leur gym. Sa présence scénique fait par contre défaut.
Gaia Petrone en Orillo forme un duo comique tout à fait fonctionnel quand elle est associée à l’Erinda de Zachary Wilder. Elle s’implique dans la mise en scène et fait notamment de remarquables entrées. À l’aise dans le médium, quelques difficultés peuvent se faire entendre aux extrémités de la tessiture.
L’Achille de Paul Figuier et l’Hercule de David Webb travaillent en continuelle symbiose même si la précision mélodique du premier, associée à la légèreté du timbre contraste avec la voix plus rude du second. Le Chiron de Yannis François (qui incarne également brièvement Bacchus vers la fin du deuxième acte) se donne de tout corps dans les indications parfois loufoques de la mise en scène. Renato Dolcini impose très vite sa forte voix et confère leurs pleines dimensions aux personnages d’Esculape et de Pluton. Cela est également renforcé par sa posture droite et bien ancrée dans le sol. Le public note aussi quelques interventions des danseurs Gabriel Alejandro Avila Quintana, Théo Pendle et Chloé Scalese qui représentent des animaux.
Spécialiste de ce répertoire, l’Ensemble Artaserse dirigé par Philippe Jaroussky se révèle entraînant dans les accélérations, danses et airs fougueux. Sa capacité à dessiner des ambiances est également remarquée, par exemple celle sombre et intrigante des enfers. Il donne de la texture à chaque tableau et s’avère prompt et efficace dans les transitions dramatiques parfois brutales. Les effets de percussions sont particulièrement mis en avant comme par exemple le coup d’envoi initial amorçant la dynamique de l’œuvre. L’unité est cependant parfois fragile malgré le faible effectif, surtout pendant le premier acte où se font aussi entendre des dissonances et des décalages avec le plateau, y compris dans les récitatifs qui sont parfois plus empiétés qu’accompagnés par les cordes pincées.
Menée à bien par une équipe scrupuleuse d’un rendu musical proche de l’époque de sa création, et notamment Philippe Jaroussky qui a su transmettre ses connaissances aux chanteurs, la production de L’Orfeo d’Antonio Sartorio à l’Opéra Comédie de Montpellier permet ainsi au public français de faire connaissance avec ce chef d’œuvre méconnu (dont il existe tout de même deux enregistrements complets pour approfondir le sujet). L’accueil des spectateurs est très positif et les applaudissements sont enthousiastes et répétés.