Les 1001 merveilles de Kalîla wa Dimna à Lille
Kalîla wa Dimna est un opéra oriental du compositeur palestinien Moneim Adwan qui interprète également le personnage Dimna. L'œuvre marie la forme de l'opéra occidental avec le conte et la musique d'Orient. Le chant en arabe (surtitré en français) alterne dans un grand naturel avec la narration en français (surtitrée en arabe), comme se mêlent les arias et les récitatifs dans l'opéra européen depuis cinq siècles.
Placés dans une alcôve du palais, les cinq instrumentistes accompagnent autant qu'ils racontent l'histoire et les émotions des personnages. Ils offrent des dizaines de notes à la seconde, dans les gammes et avec les intervalles typiques de la couleur arabo-andalouse. La clarinette ponctue le chant de sa chaleur saharienne. Le qanûn (petite table à cordes pincées de la famille des cithares) trépigne de virtuosité. Les percussions rebondissent dans le balancement typique des rythmes orientaux (l'interprète en étouffe notamment sa peau d'une main, pour mieux faire claquer l'instrument du bout de ses ongles). Le violon amène de grands traits tirés ou de légers pizzicati (cordes pincées du doigt). La présence d'un violoncelle parmi cet effectif pourrait étonner, mais il renforce parfaitement le son d'ensemble en graves et en harmoniques. Cet instrument et son musicien sont, à eux seuls, de beaux exemples de passerelle entre les cultures : d'un son indéniablement oriental, ses vibratos, démanchés et coups d'archets auraient toute leur place dans un quatuor de Beethoven.
Les musiciens, le Roi (Mohamed Jebali) et Dimna (Moneim Adwan) (© Patrick Berger / ArtComArt)
Ranine Chaar, dans le rôle de Kalîla, est aussi bien chanteuse que narratrice de cet opéra-fable au livret signé Fady Jomar et Catherine Verlaguet d’après "Kalîla et Dimna" attribué à Ibn al-Muqaffa’. La voix de Kalîla est terrestre, parfois même grave, mais elle rayonne dans les aigus de ses roulades. Elle est très à l'aise dans les mélismes (plusieurs notes sur une même syllabe) qui sont au cœur de l'expressivité et du message de cette musique. Sa gorge serrée et son timbre sanglotant illustrent parfaitement ses soucis pour son frère Dimna tout au long de l'histoire. Entre les épisodes, elle s'assied au bord de la scène pour conter l'histoire. Alors que tant d'opéras auraient pu choisir la facilité et amplifier la voix récitante par un micro et des haut-parleurs, l'interprète sait projeter pour résonner dans le théâtre et lever les yeux vers les spectateurs pour se faire parfaitement entendre. Le public retrouve même son âme d'enfant à écouter ainsi les histoires d'une conteuse penchée vers lui.
Kalîla (Ranine Chaar) et Dimna (Moneim Adwan) (© Patrick Berger / ArtComArt)
Moneim Adwan joue le perfide Dimna avec délices lorsqu'il prévient le poète Chatraba qu'il n'est plus en grâce au palais, lui donnant du Habibi chéri ! Cette musique invite les amateurs d'opéras européens à trouver de nouveaux repères. Ainsi, l'absence de mélisme devient en soi un effet, presque un ornement (ce qui est toutefois aussi le cas dans la musique ancienne européenne). C'est ainsi d'une voix droite que Dimna crie la jalousie qu'il nourrit pour le poète.
Les mélismes du Roi chanté par Mohamed Jebali illustrent les soupirs que lui causent le lourd fardeau de sa tâche. Sa voix bien placée, résonnante dans les graves est assez riche en air pour lui permettre de finir certaines phrases par des soupirs. Le monarque joue et chante avec conviction l'âme d'enfant qu'il retrouve au contact du poète Chatraba. Cette bouffée d'air que lui apporte un artiste, cette vision du monde extérieur offerte au suzerain (enfermé par sa mère dans son palais) est visible et audible. Avec Chatraba, le roi enlève même la perruque blonde qui lui sert de couronne (et à cacher sa calvitie).
Sa Mère (Reem Talhami) couronne le Roi (Mohamed Jebali) (© Patrick Berger / ArtComArt)
Reem Talhami, la Mère du Roi, a une voix de contralto. Ses ornements vocaux sont des mordants et des pincés (passage rapide à une note supérieure ou inférieure puis retour à la note initiale) lancés par des coups de menton et de mâchoire pour enjoindre son royal fils à rester courageux. Son chant s'accélère lorsqu'elle dénonce, avec le soutien mélodique du violon, les mille et mille et mille... paroles des flatteurs dont un homme puissant doit se méfier. Dans le duo avec son fils, elle gagne encore en rapidité et en intensité, culminant dans un son soutenu et vibré comme par une mezzo-soprano lyrique. Le roi la rejoint bientôt, s'essayant à allonger et à vibrer son chant.
La Mère du Roi (Reem Talhami) et le Roi (Mohamed Jebali) (© Patrick Berger / ArtComArt)
Si vous tuez un poète, il renaîtra en mille chansons (ouverture de Kalîla wa Dimna)
Le chanteur-poète (dans une culture où ces deux pratiques et rôles ne font qu'un) Chatraba est incarné par Jean Chahid. Dans une belle chemise bleue orientale, impeccablement coiffé et la barbe taillée, il paraît pour dénoncer les injustices et porter, par l'art, la parole du peuple opprimé. Son maintien sérieux et altier, s'accorde avec sa voix résonnante qui brode dans les graves. Son long souffle lui permet de construire une petite scène dramatique dans chacune de ses phrases. La voix déraille certes dans l'aigu qui ne convient pas à son registre, mais cela n'a aucune importance dans cette musique (cela renforce même l'émotion et l'expressivité). Victime des complots, il est bouleversant lors de sa mise à mort. Aucun messager divin ne viendra le sauver de l’échafaud à la dernière seconde (comme à la fin de L'Opéra de Quat'Sous). Le peuple se révolte alors contre Dimna qui a comploté pour faire tuer le poète porte-parole des souffrances plébéiennes. La mère du roi en profite pour emprisonner Dimna, asseyant à la fois son pouvoir, son influence sur le roi et son prestige populaire. Kalîla rend une dernière visite à son frère. Sa lamentation de le trouver ravi de ses méfaits précède le dernier morceau de l'œuvre : un tutti des chanteurs et des musiciens tout au long de la scène, face au public, dans lequel ils règlent leurs comptes, entre eux et avec la société.
Kalîla et Dimna, le poète Chatraba (Jean Chahid) sur l'échafaud (© Patrick Berger / ArtComArt)
La mise en scène simple et épurée est expressionniste. Chaque élément scénique et accessoire est un symbole. Par exemple, chacun des protagonistes de l'histoire, cherchant à influencer le roi, place dès qu'il le peut l'animal qui le symbolise sur le pilier qui trône au milieu du plateau (comme le roi et sa mère joue de ces peluches tirées par des fils : corbeau, loup, lion chameau). Le plateau est marqué par la cohérence d'ensemble entre la mise en scène franche et ingénieuse d'Olivier Letellier, les décors géométriques d'Éric Charbeau et Philippe Casaban qui construisent autant de plans à l'action, les costumes de Nathalie Prats sont à l'image d'une œuvre qui associe modernité et tradition, enfin les lumières de Sébastien Revel savent éclairer les protagonistes pour renforcer leur isolement ou bien noyer d'obscurité une scène nostalgique.
Les applaudissements sont très chaleureux et fournis dans ce théâtre remarquablement rempli pour une œuvre créée cette année.
Vous pouvez visionner l'intégralité de cet opéra, capté le 10 Juillet dernier lors de sa création à Aix-en-Provence :