Trois Mers Lunaires, pleines et nouvelles à l'Opéra d'Avignon
S'inspirant de noms effectivement donnés à des cratères et plaines basaltiques sur la lune, la Mer de la Fertilité est convoquée pour narrer l'histoire d'un couple de femmes (nommées simplement par des pronoms, "She" et "Her", pour les rendre universelles) engagées dans une Procréation Médicalement Assistée, tandis que la Mer de la Tranquillité veille sur une femme qui accompagne son mari mourant, et que la Mer de la Sérénité est convoquée pour guider une jeune activiste (prénommée Serena) qui pénètre par effraction dans une usine pour filmer et diffuser ses polluants méfaits. Le spectacle avance par épisodes en alternant entre ces trois histoires, passant de l'une à l'autre et encore à l'autre dans différents ordres, creusant chacun de ces destins certes fort différents mais qui se répondent et se rejoignent de plus en plus. À l'image des mers lunaires qui sont sur le même astre, ces trois destins habitent une même planète, faite de douleurs et de questionnements. Chacune de ces questions est spécifique et chacune trouve sa propre réponse, mais toutes ces existences sont engagées dans un processus, évoluent et se transforment comme les phases de la lune (des processus rendus limpides dans le texte, la musique et la mise en scène qui évoquent et illustrent ces changements de phases par des transitions dynamiques).
Même si ces histoires sont d'abord séparées, dans leurs narrations et leurs emplacements sur le plateau (scénographié par Dori Deng), elles partagent cette même scène, noire et sans décor pour les diviser. Le rideau de tulle derrière lequel est l'hôpital cachera aussi l'usine. Ce rideau est tiré d'un côté et de l'autre pour s'ouvrir sur un nouvel épisode à cour ou à jardin, avec des transitions aussi fluides et dynamiques que celles composées dans la partition. Et même, à l'image de la signature sonore qui unifie cette musique (les motifs mélodiques, les harmonies des sphères et le travail des timbres illustrent les mouvements des planètes et des émotions, en harmonie et à l'unisson), les histoires finissent par dialoguer, résonner ensemble et même se croiser. Le veilleur de nuit dans l'usine surveille la jeune fille de derrière le lit du couple de femmes qui vient de souffrir d'une fausse couche, elles se retrouvent ensuite dans le même hôpital que celui du mari, qui part en poussant la grosse boule noire présente sur le plateau à travers ces trois histoires, comme un signe du triste sort qu'ont tiré ces personnages. Sauf qu'une sphère noire, c'est aussi une "nouvelle lune", offrant donc l'espoir d'un renouveau (aussi illustré par un grand cerceau de lumière qui représente le cercle de soleil encore visible, même lors d'une éclipse, d'une plongée dans la nuit noire en plein jour). L'espoir est lui aussi à tous les niveaux de cet opéra cohérent sur tous les plans : il est cette petite lumière du téléphone de l'activiste filmant pour dénoncer (tandis que le gardien se refuse à utiliser sa lampe pour désigner et dénoncer l'activiste), il est dans les rayons de lumière se reflétant sur les costumes blancs (de Lionel Lesire), il est dans les éclaircies lumineuses de la partition, s'élevant par de grandes phrases lyriques vers de vastes espaces sonores.
Au final, ces trois histoires sont indissociables, tant elles se questionnent et se répondent littéralement les unes les autres : si le couple de femmes hésite à recommencer la procédure de PMA c'est aussi en raison de l'état du monde tel que l'a laissé la génération du mari, lui même peut-être mis dans cet état de santé par la pollution de l'usine (un monde où il ne fait pas bon vivre, être ou mettre au monde). Mais si elles mettent au monde un enfant, peut-être contribueront-elles ainsi à construire une nouvelle génération qui ne commettra pas les mêmes erreurs, voire les réparera... et elles auront quelqu'un pour veiller sur elles dans leurs derniers moments comme la femme veille le mari (les deux couples finissent d'ailleurs enlacés, en miroir sur le même plateau, l'homme et la femme sur le lit d'hôpital d'un côté, les deux femmes dans leur lit conjugal de l'autre). Et tout finit avec l'activiste, les pieds au-dessus de la fosse mais en fait confiante, optimiste ou au moins courageuse face à l'avenir : les couples restent soudés, et elle veut croire que les gens de bien sont plus nombreux.
Les transitions et le liant sont aussi assurés par le Chœur de l'Opéra Grand Avignon qui incarne l'Océan des Tempêtes (lui aussi effectivement présent sur la lune) et en même temps l'équipe soignante. Ils sont aussi limpides et justes, timbrés et clairs d'attaques et d'articulations dans les différentes strates de mélodies qui se tuilent, là aussi en unifiant le plan visuel et le plan sonore (leurs paroles sont projetées sur le rideau, en calligrammes, dessinant des croissants de lune de mots –tandis que tout cet opéra en anglais est bien entendu traduit-surtitré).
Le plateau vocal et la fosse sont dirigés par Léo Warynski qui s'affirme une fois encore comme une baguette de référence pour le répertoire contemporain, même sans baguette pour diriger d'une manière des plus vocales, avec toute la souplesse de la clarté et réciproquement, en donnant chaque départ, prolongé de phrasés et d'intention : manifestant une connaissance de cette œuvre comme si elle appartenait déjà au répertoire mais avec les indications nécessaires aux interprètes d'une nouveauté. L'Orchestre National Avignon-Provence déploie ainsi ses mers et ses océans lunaires, parfois faits d'astéroïdes sonores, en des sections cohérentes. L'emploi du Cristal Baschet (également présenté durant ce week-end Tous à l'Opéra) avec ce son aux reflets lunaires est d'autant plus envoûtant que son emploi est parcimonieux, réservé à des moments de transitions notamment quand un être ou un astre va s'éteindre.
Les voix (aussi bien les tessitures que les prestations proposées par les solistes) correspondent aussi pleinement aux personnages et à leurs évolutions. Le couple féminin est réuni par leur dénomination "She" et "Her" mais ne saurait être plus différent (ce qui rend leur union d'autant plus complémentaire). Jess Dandy se lève du lit et semble effectivement se réveiller, d'une voix de contralto grave et engorgée, d'abord voilée mais qui progressivement se déploie, se déplie et s'élargit vers un grave profond, mais en soutenant aussi le chant placé vers le médium-aigu.
À l'opposé, Eduarda Melo rend plus aiguë encore sa tessiture soprano et sa partie en abordant les notes par le haut, d'un timbre très placé et vibré, projetées sur ses résonances (parfois fluettes mais aériennes). Son grand air, après la perte de son enfant déploie cet aigu vibré en des lignes culminantes : sur le chant du chœur, sa douleur mais aussi une part d'espoir esquissée dans la lumière de son chant strié.
Patrizia Ciofi incarne Cynthia, dont le mari se meurt, avec force investissement et implication dans le jeu et la voix projetée. Elle fait du personnage une tragédienne, mais sollicitant beaucoup son chant, qui s'enroue progressivement, la contraignant à tendre davantage encore la voix (notamment dans l'aigu mais sans stridences, tandis que le médium rejoint bientôt le grave confidentiel) et à amplifier encore son vibrato. Mais ce faisant, son chant traduit la souffrance de ce personnage, qui ne sait ni comment rester ni comment partir, qui ne supporte ni de s'éclipser, ni de voir la vie de son mari s'éclipser. La douleur suit toutefois la maladie neuro-dégénérative du mari (simplement nommé "He" : Il), commençant dans la violence de spasmes tremblant pour progressivement s'atténuer. La voix de cette femme s'arrondit alors, le phrasé se déployant d'autant mieux sur le vibrato mesuré, au service de l'émotion, de l'apaisement dévoué mais qui ne s'oublie pas.
Ce mari et sa maladie sont confiés à l'expression corporelle du danseur Ari Soto (chorégraphie d'Emilio Calcagno), qui convoque des gestes de butō (danse japonaise faite de lenteur et de tremblements) avant de se relever, trébuchant mais pour se redresser encore, avant de se laisser partir dans des bras réconfortants.
Anas Séguin affirme d'emblée la puissante protection de son chant au timbre sombre, mais il dessine ce faisant un portrait inquiétant du Gardien de nuit qui s'avèrera pourtant humaniste entre tous. Cela lui permet cependant de montrer d'autant mieux l'intensité de cette morale qui le tiraille et qui le mène à ne pas dénoncer la jeune fille, et il offre des contrastes d'autant plus remarqués dans sa douceur de phrasé en Midwife (sage-femme du couple de la première lune, ce qui lui permet de traverser les Mers) même s'il chante toujours aussi fort, certes pour être entendu par le bébé auquel il s'adresse à travers le ventre de sa mère. La vélocité corsée du timbre reste soutenue et vigoureuse mais tout son métal s'arrondit.
Enfin, la jeune activiste Serena est interprétée par la chanteuse de folk britannique Kate Huggett. Elle est la seule à être amplifiée, permettant ainsi de rendre audible sa voix claire dont les couleurs et mélismes évoquent immédiatement les grandes plaines d'outre-Manche (notamment d'Irlande). L'emploi du microphone lui permet d'aller dans des nuances faibles et tremblantes, traduisant l'hésitation du personnage mais aussi en partie de l'interprète qui interrompt et presse des phrases où le style folk demanderait justement des effets de couleurs, d'articulations, des sons tenus et filés même sur un filin.
Le spectacle et tous les artisans de cette création sont chaleureusement applaudis : orchestre, chœurs, chefs, solistes, metteur en scène-directeur, librettiste et compositrice réunis pour les saluts et visiblement heureux.