Pétillant Élixir d’amour gitan à l’Opéra de Rennes
Dans cette nouvelle production, tous les ingrédients sont réunis pour distiller un bon élixir : des personnages au caractère bien trempé, une mise en scène efficace à la fois légère, drôle, émouvante, un orchestre aux sonorités enivrantes, pour séduire d’emblée le public en diffusant l’esprit populaire propre à cette œuvre.
Tout en restant fidèle au lieu où se déroule l’histoire (une ferme), le metteur en scène David Lescot en fait un monde de gitans. Le décor conçu sur mesure par les ateliers de Rennes et de Nantes reconstitue une exploitation agricole où le maïs est récolté pour le transformer (peut-être en pop-corn, comme y prête ce spectacle explosif et comme le suggère l’affiche dessinée par Matthieu Fayette qui annonce également la retransmission sur grands écrans le 15 juin en direct de Nantes). Entre vie d’un côté et travail de l’autre, on se réunit sur la place pour offrir l’hospitalité au sergent Belcore et à ses hommes ou accueillir la caravane de Dulcamara, le vendeur de potions magiques. La place se pare d’une grande tablée pour célébrer les noces d’Adina et Belcore.
C’est aussi le lieu du repos après le dur labeur (et aussi là où on s’épie les uns les autres, surtout pour railler le pauvre Nemorino, délaissé par Adina). La scénographie pensée par Alwyne de Dardel fourmille de détails visuels (non sans rappeler l’univers du film d’Emir Kusturica, Le Temps des gitans) : objets recyclés, outillage agricole, sacs remplis d’épis de maïs. La cuve où est transformé le maïs s’ouvre pour devenir kiosque à musique ou dancefloor lors du mariage, grâce à des éclairages conçus par Paul Beaureilles. Les tapis roulants où sont triés les épis de maïs deviennent tables de banquet ou tapis de marche (seule Adina arrive à garder l’équilibre pour mieux ridiculiser son soupirant Belcore qui peine à rester debout). Dulcamara, habillé en cowboy arrive en vélo, tirant une caravane avant de revêtir une blouse de pharmacien pour vanter les mérites de ses élixirs.
Les codes propres aux gitans sont perceptibles, tout en contraste et exaltation. Les lames des couteaux à cran d’arrêt pointent pour un regard ou une intention malvenus dans ce monde de contradictions où même un pauvre peut se parer de magnifiques costumes (imaginés par Mariane Delayre) pour un mariage, avoir une carte bleue ou s’offrir le dernier portable à la mode pour montrer aux autres son opulence.
Les effets comiques sont nombreux dans le jeu scénique des chanteurs, aussi bien chez les solistes que dans le chœur. La troupe présente une grande homogénéité malgré une diversité de caractères : tous prennent du plaisir à jouer et à partager cette joie.
Le rôle de Nemorino revient au ténor Mathias Vidal. Habitué au répertoire baroque, il s’est déjà confronté au bel canto en interprétant Le Comte Ory de Rossini (déjà à Rennes où il chantait également Le Nain de Zemlinsky). Sa voix de ténor léger, claire, nuancée et à l’émission aisée convient bien pour ce personnage, alors qu’il est souvent interprété par des ténors plus lyriques. Ses premières interventions présentent cependant quelques fragilités, notamment dans le soutien de la ligne vocale, compensé par un fort vibrato. Plus homogène par la suite, la voix se stabilise, le phrasé est conduit par un souffle mieux contrôlé, et le chanteur ajoute même un sanglot délicat dans l’air fameux “Una furtiva lagrima” interprété tout en tendresse et sans aucun pathos. Il révèle ses talents de comédien dans les passages comiques. Les vocalises sont fluides, agiles, d’une grande virtuosité. Enivré par le faux élixir (qui n’est autre que du vin de Bordeaux), il oublie sa condition de pauvre paysan et, désinhibé, se prend pour un super-héros (littéralement : en mimant par exemple le lance-toile de Spiderman).
À ses côtés, Perrine Madoeuf incarne la coquette et séduisante Adina, un rien dédaigneuse. Elle en joue et se montre très à l’aise dans ce rôle de jeune femme qui veut rester libre de ses choix amoureux. Sa voix de soprano colorature au timbre brillant, aux aigus éclatants présente une grande maîtrise des passages périlleux entre les différents registres ainsi que dans les vocalises fluides et limpides. Malgré une laryngite récente (annoncée en début de spectacle), elle est en pleine possession de ses moyens jusqu’à son air final où les vocalises colorées fusent de tout côté !
À Marc Scoffoni revient le rôle du sergent Belcore. Il maîtrise sa voix de baryton pour différencier les facettes de son personnage, tour à tour militaire autoritaire, ridicule séducteur ou malin recruteur. Lorsqu’il séduit Nemorino pour l’embrigader dans son armée et ainsi l’éloigner d’Adina, la vocalise est fluide, le phrasé souple, le medium nuancé. Au contraire, lorsqu’il se retrouve face à Adina, il assume un caractère grotesque : les vocalises sont hachées, des roulements exagérés sont ajoutés en fin de phrase. Son côté autoritaire se traduit par une voix affirmée et puissante. Son jeu scénique est diversifié et étonnant.
Dulcamara, le charlatan manipulateur, convient pleinement au basso buffo italien Giorgio Caoduro, habitué du rôle (y compris dans le pays bordelais de cet Elixir). Rôdé aux techniques du bel canto, sa voix est dotée d’aigus puissants mais aussi d’une palette de nuances toutes aussi enjôleuses que son personnage au bagout sans limite. La diction est impeccable, le phrasé sculpté, enlevant toute monotonie dans le récit où il vante les pouvoirs de ses potions magiques.
Tout comme les autres chanteurs, il joue aussi beaucoup sur les attitudes, les regards, à l’image de Giannetta interprétée par Marie-Bénédicte Souquet. Sa voix est légère, nuancée dans les aigus, le tout se faisant seyant pour le rôle de cette jeune paysanne.
Le chœur incarne la communauté et devient personnage principal du melodramma giocoso, n’hésitant pas à se moquer de la naïveté de Nemorino. Tous attendent la venue du charlatan qui représente leur seul moment de rêve, en une condition meilleure qui serait offerte par son élixir. Le Chœur Mélisme(s) préparé par Gildas Pungier s’investit vocalement et scéniquement : les voix sont puissantes, engagées, mais peu nuancées même quand le texte demande discrétion et silence (par exemple, pour le chœur des femmes lorsque Giannetta leur apprend que Nemorino est devenu riche grâce à un héritage, mais « chut, il faut garder le secret ! »).
La jeune cheffe Chloé Dufresne sait tirer la quintessence de l’Orchestre National de Bretagne en un élixir musical dont elle dose en permanence les masses sonores, instaurant ainsi le contraste souhaité avec le plateau. La légèreté des flûtes s’interrompt pour laisser place à des graves pesants lorsque Nemorino traverse la scène d’un pas lourd, le corps plié par le poids du sac qu’il porte sur son dos, entre autres exemples. À l’écoute des chanteurs, elle adapte la conduite à certaines de leurs libertés. Les tempi sont précis, jamais précipités et elle accorde les couleurs entre pupitres pour transmettre la gaieté, la joie.
L’enchantement, la possibilité de croire au destin, à la chance, à l’amour, à la joie de vivre, sans trop de sérieux sont ainsi illustrés par cette première : le public s’amuse beaucoup, rit (voire même sifflote ou fredonne quelques mesures) et applaudit longuement, chaleureusement, l’ensemble de la production.