Carmen de retour au bercail à l’Opéra Comique
Au-delà de l'histoire racontée dans Carmen, c'est l'histoire de l’œuvre de Bizet elle-même qui est contée dans cette production : sa réception par le public de l’époque et au fil des années, jusqu’à nos jours, cela montré par les changements de costumes et d’attitudes de tous les personnages. Ainsi, pour le premier et le second acte, la mode est celle du XIXe siècle : le chœur est composé de bourgeois à haut-de-forme et de dames en crinoline, qu’ils soient soldats ou cigarières. Le temps passe et pour le troisième acte, le public découvre les contrebandiers que le metteur en scène assimile aux résistants cachés dans le maquis. Enfin, au début du dernier acte, tout le chœur se réunit devant une vieille télévision pour suivre les courses de Séville et les prouesses d’Escamillo sur le petit écran. Seul Don José est exempt de ces changements et traverse d’un bout à l’autre l’opéra dans les mêmes habits, ou presque – cela parce qu’à travers lui est mis en scène le spectateur découvrant Carmen. Aussi, nulle recherche ou volonté de psychologie ici : chaque personnage répond à sa propre image dans l’imaginaire collectif, héritage, de fait, de toutes les représentations de Carmen depuis sa naissance sur les planches de la Salle Favart.
C’est d’une main explosive que débute l’opéra : à peine le public a-t-il le temps d’applaudir Sora Elisabeth Lee qu’elle lève sa baguette pour lancer, galopante, l’ouverture de Carmen. La direction est aussi nette, précise, coupée, qu’engagée et ne prend jamais le temps de souffler pour conserver, dans chaque note, la passion de la musique de Bizet, soulignée par les coloris de l’Orchestre des Champs-Élysées. Le public, d’ailleurs, ne s’y trompe pas et dès que Sora Elisabeth Lee refait son entrée après l’entracte, elle est acclamée depuis chaque recoin de la salle – et il en sera de même, unanimement, à la fin de l’opéra.
Le Chœur accentus, dirigé par Christophe Grapperon, est cependant plus en reste, en particulier le chœur masculin, en retrait et d'un bloc sonore, là où le chœur féminin des cigarières se distingue par une variété de couleurs se chevauchant avec de chaleureux contrastes. Complet cependant, il gagne en teneur pour poursuivre avec plus de vivacité et d’engagement.
Les enfants du Chœur de la Maîtrise Populaire de l’Opéra Comique démontrent quant à eux une harmonie aisée et fonctionnent en bonne concordance, aussi bien dans le chant que dans le jeu, en venant jouer de façon éparpillée autour de Don José, lui dérobant ses vêtements, riant et sautillants, pleins d’une gaité à faire sourire tout un chacun.
Au niveau des solistes, Jean-Christophe Lanièce présente un Moralès joueur, dans un chant bien construit et ordonné, agile et doté d’un bon vibrato. François Lis est, quant à lui, un Zuniga à la fois autoritaire et désinvolte, sévère et railleur, d'un chant à la fois ample et concentré, clair, net et tranché.
Matthieu Walendzik et Paco Garcia, respectivement le Dancaïre et le Remendado proposent quant à eux un duo bien rythmé, le premier déployant un chant aisé et clair et l’autre une voix posée et plutôt assurée. Le public les apprécie surtout dans le quintette avec Carmen, Frasquita et Mercédès, rendu avec une très grande vigueur.
Frasquita (Norma Nahoun) et Mercédès (Alienor Feix) ne sont d’ailleurs pas en reste, notamment dans leur « Trio des cartes » où les deux voix se rejoignent avec harmonie. Norma Nahoun présente un timbre lumineux, riche de nuances et un chant souple et aisé, tandis qu’Alienor Feix propose une ligne de chant claire et efficace.
Jean-Fernand Setti est un Escamillo beau-parleur. Le personnage fait son entrée comme un artiste sur scène, sûr de lui et de son charme, mais devient plus sincère en découvrant Carmen. Le chant est épais et profond, quoique le timbre dégage une certaine clarté, qui s’affirme plus au cours de l’opéra que sur l’air d’entrée du Toréador.
Avant le spectacle, est annoncé le fait qu'Elbenita Kajtazi qui interprète Micaëla, a passé l’après-midi à l’hôpital après s’être blessée au genou, mais qu’elle a tenu à chanter ce soir – et ce, au plus grand plaisir du public qui lui réserve un tonnerre d’applaudissements à la fin. Il faut dire que la soprano déploie une voix puissante, quoique très bien équilibrée et un timbre riche de multiples nuances entourant un medium ferme et bien équilibré, couronné d’une lumière fraîche et printanière dans les aigus. Sa Micaëla, quoique naïve, ne perd rien en amour et en passion et son « Je dis que rien ne m’épouvante » ne peut qu’émouvoir le public.
Don José est le fil rouge de l’histoire : de jeune homme découvrant la partition de l’opéra, il devient en effet l’amoureux transi et meurtrier de Carmen. Reste que la construction qu’en fait la mise en scène est difficile à suivre : est-il Don José ou est-il seulement victime anonyme et subit-il tout le spectacle auquel il doit soudain prendre part ? Frédéric Antoun réussit cependant à rendre le personnage touchant dans « La fleur que tu m’avais jetée », vibrant de douceur et de chaleur et nuancé par des aigus plutôt lisses, dans une voix généralement ronde, plutôt ample. Le ténor très concentré cherche la précision dans les notes, quitte à sacrifier le dramatique pour la netteté.
Enfin, Gaëlle Arquez est une Carmen à la fois fière et sensuelle, plus que flamboyante séductrice. La Carmen qu’elle incarne ici ne serait pas tant le personnage en lui-même que l’image qu’on a d’elle, cela du moins à chaque fois qu’elle apparaît à Don José, à savoir, comme un être romanesque, issu d’un monde fantastique, lointain et cela se remarque même dans le ton qu’elle prend pour s’adresser à lui, plus ombrageux que le ton plus naturel qu’elle a avec tous les autres personnages. Son air d’entrée, La Habanera, n’est pas des plus impressionnants, mais cela est dû au statique de la mise en scène durant l’acte I, qui gagnera beaucoup en dynamique par la suite. Dès la Séguédille et « Les tringles des cistres tintaient », Gaëlle Arquez reprend toute son assurance, transmise par un mezzo sombre, profond et mordant, une voix chaude, presque brûlante, mais très maîtrisée elle aussi, à la fois agile et dramatique.
Cette dernière représentation se conclut sur les applaudissements orageux d’un public entièrement conquis, malgré quelques commentaires sur la mise en scène. Il acclame chacun des artistes avec chaleur, jusqu’à ce que le rideau se baisse définitivement sur ce spectacle.