Petite et grande mort de Katia Kabanova à l’Opéra de Lyon
Le rideau se lève sur un décor qui restera unique pour les trois actes de Katia Kabanova : un immeuble populaire un rien délabré sur trois étages, très inspiré des constructions soviétiques de l’après-guerre et qui a connu des jours effectivement meilleurs. Le côté jardin laisse apparaître des intérieurs ajourés d’appartements décatis, sales même, aux papiers peints moroses, tandis que le côté cour affiche quelques fenêtres donnant à priori sur une Volga qui sera évoquée sans apparaître.
Un escalier extérieur vient relier les deux parties de l’immeuble, tandis que dans la courette, un tourniquet aux couleurs passées parvient encore à amuser les deux enfants qui surviennent de temps en temps. Le malheur semble régner à tous les étages, tandis que les bouteilles d’alcool servent au mieux de palliatif. Au sein de ces décors oppressants conçus par sa collaboratrice attitrée Barbara Hanicka, des costumes contemporains créés par Julia Kornacka, des lumières appuyées de Benedikt Zehm, la metteuse en scène et actrice polonaise Barbara Wysocka livre une vision forte, volontairement dérangeante de l’ouvrage. Elle fouille avec une rare acuité la psychologie de chaque personnage, même les plus secondaires. Sa mise en scène précise, déterminée, ne laisse rien au hasard. Les tares, la méchanceté, la médisance, le faux semblant, constituent les fondamentaux de cette société patriarcale et vieillissante.
Pour Barbara Wysocka, Katia ne se pose pas en victime. Face à ce monde qui ne lui réserve aucun espoir ou lui dénie tout espace réel de liberté, la jeune femme choisit sa mort en se jetant délibérément dans la Volga. Sa liaison passionnée de 10 nuits avec Boris Grigorievitch, qui n’hésitera pas lui aussi à l’abandonner, sa complicité évidente avec son amie Varvara -qui, elle, parviendra à franchir le pas et à partir à Moscou avec son amant Koudriach-, n’y feront rien. Le destin est scellé face à cette société conçue par et pour les hommes.
Cette prise de position féministe qui n’exclut pas une forme de martyr pour autant est magnifiée par l’interprétation transcendantale de Katia par la soprano Corinne Winters qui a déjà passablement marqué le rôle à Salzbourg, puis à Genève en octobre dernier. Véritable bête de scène et pour ses débuts en France, Corinne Winters ose tout tant au plan vocal que scénique. Cette voix large et puissante, aux couleurs fauves et aux aigus irradiants qui percent le cœur, livre un portrait fascinant de cette jeune femme livrée à un mari veule et une belle-mère démoniaque. Son chant constamment habité se pare de fulgurances orageuses qui accompagnent sa composition scénique. Sa façon de se livrer corps et âme à Boris, ses allées et venues fiévreuses, cette crise de tétanie qui la frappe face aux remontrances réitérées de l’odieuse Kabanicha, laissent l’auditeur et le spectateur pantois.
Comme à Genève, la jeune mezzo-soprano Ena Pongrac incarne une Varvara juvénile et amoureuse qui apparaît comme le seul vrai rayon de soleil de l’opéra. La voix projette son délicat phrasé. Le ténor Adam Smith, fort remarqué en France dans le rôle d’Hoffmann à l’Opéra de Bordeaux en 2019, déploie en Boris une voix de ténor spinto aux aigus lumineux et d’une vaillance accomplie, se projetant en salle avec facilité et une ardeur constante. Son jeu et port athlétiques sont mis en évidence lorsqu’il enlève Katia (son épouse à la ville) dans ses bras lors de leurs rencontres amoureuses.
Oliver Johnston, voix de ténor plus légère mais de caractère, campe un Tikhon, époux de Katia, écrasé par sa mère. Cette dernière interprétée par la mezzo-soprano Natascha Petrinsky échappe à l’image de harpie. Avec sa chevelure blonde, sa sveltesse, ses vêtements plus coûteux, elle semble encore vouloir plaire et séduire comme avec le vieux Dikoï qui la bouscule sur le canapé de l’appartement. La voix de Natascha Petrinsky, cantatrice à la forte personnalité, se distingue par une certaine causticité qui convient bien au rôle et des aigus un rien stridents même. Mais sa composition de la terrible Kabanicha, se fait complète, subtile et comme baignée d’amertume.
Le ténor Benjamin Hulett aux riches harmoniques et à l’aigu particulièrement bien soutenu, campe un Koudriach jeune et attachant. Dans le rôle de Dikoï, le baryton-basse Sir Willard White, qui fêtera l’année prochaine ses 50 ans de carrière, ne s’en laisse pas compter. Si la voix ne possède plus l’éclat d’autrefois, elle surprend encore par sa stabilité et la qualité inchangée de son timbre profond.
Membre du Lyon Opéra Studio, le baryton Pawel Trojak révèle un matériau vocal bien assis et sonore dans le petit rôle de Kuligin. Venant de ce même Studio ou des Chœurs de l’Opéra de Lyon, Giulia Scopelliti, Karine Motyka, Alexandra Guérinot et Robert Lewis remplissent bien leur mission dans leur rôle furtif respectif.
Impeccablement préparés par leur chef Benedict Kearns, les Chœurs font preuve d’une totale homogénéité d’ensemble et d’une dynamique présence scénique. La cheffe d’orchestre Elena Schwarz, très engagée dans la musique contemporaine (et qui dirigeait Peer Gynt de Grieg à l’Opéra de Lyon l’an dernier), s’empare de la partition de Janacek avec feu et passion. Sa direction privilégie le plein développement des couleurs orchestrales et la caractérisation des ambiances, toujours généreuse, mais aussi attentive au lyrisme qui imprègne cette musique et cette fosse.
Elena Schwarz est justement récompensée de ses efforts par l’ovation unanime qui la salue à sa parution en scène à l’issue de la représentation, ovation qui recouvre tous les artisans de cette Katia Kabanova de référence.