Jonas Kaufmann triomphe en Siegmund à Naples
En raison des travaux dans sa salle historique au bord de la mer et greffée au Palais Royal, le Teatro San Carlo de Naples avait démarré l'année 2023 hors les murs, au Teatro Politeama, donnant ses productions lyriques en version de concert. Le retour solennel est ainsi marqué par la production de La Walkyrie et le retour du ténor vedette Jonas Kaufmann dans le rôle de Siegmund, l'un des rôles pour lesquels il explique avoir été le plus sollicité depuis sa prise de rôle au Met en 2011. Le Surintendant Stéphane Lissner en a ainsi l'honneur, après la Tétralogie contrainte, confinée et sans Jonas Kaufmann à Paris en temps de Covid.
Déjà plongé dans l'univers wagnérien avec la récente prise du rôle-titre de Tannhäuser à Salzbourg, il déploie son ténor touffu au service du drame qui se présente ici presqu'exclusivement sur le plan musical. La prosodie est comme toujours minutieusement travaillée et exemplaire, en phase avec un phrasé rond et expressif qui atteint son apogée dans le "Winterstürme", hautement lyrique et pétri de nuances. L'appareil est résonnant et solidement projeté, malgré quelques limitations dans les aigus. Après un début réservé, il monte en crescendo nuancé avant d'arriver aux séquences héroïques, appuyé sur une technique impressionnante lui permettant des notes longues et plus que généreuses, au grand bonheur du public qui l'ovationne.
La soprano Vida Miknevičiūtė en Sieglinde fait ses débuts à Naples tout comme la plupart de ses collègues sur le plateau (seulement trois solistes présents ont déjà chanté au San Carlo). Elle arbore une expression dramatique et vibrante mais la voix est plutôt tendre, quoiqu'assez puissante et endurante dans les longs aigus intensifs et soutenus. Les graves sont suaves et amenuisés devant l'étoffe orchestrale, avec une justesse cristalline et l'articulation nette qui va de pair. Les duos d'amour sont comblés de lyrisme et ses adieux sont tissés d'une large ligne expressive qui illumine la salle, passant au-delà de la fosse.
Juste un mois après son Wotan à l'ENO, John Relyea revêt la fourrure de chasseur du redoutable Hunding. Son timbre assombri et solidement étoffé se prête bien au caractère féroce et orgueilleux de son personnage au regard menaçant, complété par un jeu investi, qui n'est pas pour autant dénué de surjeu (notamment à l'Acte II). La carrure sonore de son assise embrume parfois les paroles, mais regagne la clarté en remontant dans la sphère médiane.
Le baryton britannique Christopher Maltman (Œdipe de Bastille) campe ici Wotan, d'un pas assez ralenti. Ces diminutions de tempo lui permettent une plus grande précision rythmique, mais desservent le sens du drame wagnérien (son arrivée en colère au troisième acte perd ainsi son effet). Son timbre est moins charnu que ce rôle le requiert, mais la projection reste tout de même vigoureuse et souveraine dans le registre central. Le phrasé est stylistiquement en place et plein d'émotions, jusqu'aux derniers moments et à l'immolation de sa fille Brünnhilde.
Varduhi Abrahamyan chante Fricka d'une voix robuste et bien posée sur les graves. Son allemand est soigné et riche en nuance, mais fragilisé par un vibrato démesuré qui ne cesse de s'intensifier dans les aigus, amincis et perçants.
Okka von der Damerau en Brünnhilde fait une entrée hésitante sur le plan vocal, son Hojotoho! étant écourté et saccadé, avec une justesse glissante. Elle se récupère par la suite, même si le rythme reste imprécis. Les tempi moins intenses lui conviennent mieux, notamment dans son finale où sa pâture dramatique mais aussi lumineuse peut s'épanouir dans les cimes.
Dans la sororité des Walkyries, le soprano étoffé de Gerhilde par Nina-Maria Fischer est suivi d'Ortlinde par Miriam Clark, plus claire et irradiante, quoique perçante. Sa sœur Waltraute, Margarita Gritskova chevauche et chante d'un pas mal assuré et au timbre boisé, tout comme Schwertleite (Christel Loetzsch) aux couleurs plus foncées. Regine Hangler chante Helmwige aux aigus sifflants, rejointe par la Siegrune de Julia Rutigliano, moins sonore mais bien juste. Finalement, Grimgerde (d'Edna Prochnik) et Rossweisse (de Marie-Luise Dreßen) concluent cette revue des guerrières avec leurs voix douces et harmonieuses. Les filles de Wotan unies restent pourtant moins soudées et cohérentes sur le plan vocal, pour le rythme surtout.
La direction vive du nouveau directeur musical de la maison, Dan Ettinger, souffre de nombreuses inégalités, cherchant à raccommoder les tempi tout au long de la soirée, s'adaptant aux sensibilités des solistes. Il forme un bon équilibre sonore entre le plateau et la fosse, accordant la priorité aux chanteurs sans les couvrir. Les cuivres sont puissants et dramatiques, dans les thèmes funèbres notamment. Parfois, leur vigueur tourne au tonitruant, au grand dam des cordes harmonieuses. Par ailleurs, quelques moments hautement intenses restent sans leur suc, du fait d'un jeu insuffisamment prononcé sur le plan rythmique. Les numéros solistes et intimes sont d'autant plus remarqués, alors que les tutti finissent de manière solennelle et lyrique, dans une plénitude sonore.
La mise en scène de Federico Tiezzi est une reprise du spectacle créé en 2005, avec des costumes d'époques (de Giovanna Buzzi). Elle s'appuie sur les décors de l'artiste sculpteur Giulio Paolini. Une grande construction symétrique en cubes trône au centre du plateau tout au long du spectacle. Les accessoires y changent pour contextualiser le récit : le chêne et l'épée Nothung, les roches du Walhalla, les héros déchus démembrés chez les Walkyries, ainsi que le plateau élevé mis en place pour le sommeil de Brünnhilde. Cette composition symboliste vise à réunir les arts dans son iconographie (outre la musique et la poésie de la partition, la peinture et la sculpture), dans le projet Wagnérien donc d'œuvre-d'art-totale mais auquel Tiezzi rajoute la table et les chaises de banquets familiaux humains très humains (avec leurs discordes). La mise en scène se focalise sur sa scénographie, les mouvements d'acteur y étant presque inexistants.
Le public gratifie les solistes de grands applaudissements après chaque acte, mais c'est encore et toujours Jonas Kaufmann qui récolte les plus grands éloges des mélomanes napolitains.