Sans magie mais pas sans pouvoirs : Armide de Lully à l'Opéra de Dijon
Lorsque la protagoniste est la magicienne/sorcière d’un épisode tiré de la Jérusalem délivrée du Tasse (source inépuisable pour l’opéra, de Monteverdi à Dvorak et au-delà), le surnaturel et le merveilleux ne sont jamais loin, et notamment avec la tragédie lyrique, genre qui repose sur des décors élaborés, des costumes, de la danse, de la machinerie scénique et tous les attributs du "merveilleux". D’autant que l’Opéra de Dijon annonce un “spectacle somptueux”.
Mais pour allier le contre-pied au contre-point, la production de Dominique Pitoiset place toute l'action dans un plateau qui pourrait être une piscine rénovée, avec ses sièges en gradins occupant les trois quarts de la scène. Les changements d’univers sont confiés à la bande vidéo en fond de plateau, cette réalisation d'Emmanuelle Vié le Sage offrant ainsi un petit panoramique de déserts et de souffrances. Les costumes (Nadia Fabrizio) neutres complètent la modestie du résultat, s'éloignant volontairement de la magie (au point que les personnages vont la chercher en mettant des casques de réalité virtuelle).
La magie surgit alors d’autant plus des prestations artistiques, des instrumentistes, des solistes lyriques, mais ce sont les six danseuses -en masques carnavalesques- de la Compagnie Beaux-Champs et leur directeur Bruno Benne qui viennent presque leur voler à tous la vedette dans leurs interventions : apportant le dynamisme dramatique élégant d’une chorégraphie mêlant trois siècles de mouvements classiques (des années 1660 aux années 1960).
Les grandes dimensions de l'Auditorium de Dijon accentuent d’autant plus la dimension clinique de la scénographie, comme observant les protagonistes dans un laboratoire des passions, et si l’acoustique de la salle fait référence, son amplitude demande néanmoins beaucoup d’investissement aux musiciens et vient fatiguer les chanteurs au dernier acte.
Stéphanie d’Oustrac s’empare pleinement du rôle-titre dans de cette vision du personnage, humaine trop humaine (au point qu’elle ressemble parfois même ici à l’héroïne esseulée et tragique de La Voix humaine), privée de ses pouvoirs magiques pour d’autant mieux déployer ses pouvoirs scéniques et lyriques. Elle passe sans effort du récitatif mercurien de Lully à l'arioso avec toute la souplesse que lui laisse le chef d'orchestre, Vincent Dumestre. La voix déploie une gamme de couleurs subtiles sur toute la tessiture, et capte d’autant mieux les intentions avec l’attention du public dans cette scénographie qui semble zoomer sur elle.
L’Armide de Stéphanie d’Oustrac est bien soutenue par le magicien Hidraot, chanté par Tomislav Lavoie. Leurs deux voix s'épousent jusqu’à leurs “esprits de haine et de rage”. Le chanteur québécois offre la maîtrise prosodique du texte et dramatique du rôle avec une voix agile et séduisante, ainsi que le travail des récitatifs en solo, clé de l'œuvre.
Renaud est chanté avec style et conviction dramatique par Cyril Auvity. Ce rôle extrêmement exigeant, décrit comme "haute-taille, des plus hautes" bénéficie de l’aigu très travaillé (préparé et sculpté-déployé mais parfois quelque peu incertain) du chanteur, qui est à son meilleur dans le registre médian où les phrases sont aussi tournées que les articulations sont formées.
Eva Zaïcik s’empare des rôles de Gloire, Sidonie et ce qui aurait dû être le démon sous la forme de Lucinde (le démoniaque est lui aussi banni de la production) tandis que Marie Perbost incarne Sagesse, Phénice et (le démon sous la forme de) Mélisse, leur réunion seyant pleinement au protocolaire prologue et dans ce décor. Leurs articulations subtiles et tessitures souples déploient les phrasés qui ne leur sont pas donnés par la fosse.
Marie Perbost apparaît en pleine forme dans ses rôles, la voix couvrant une large gamme de couleurs et d'articulations, tant dans le récitatif que dans l'arioso, avec une intensité s'accordant à l'action. Eva Zaïcik est davantage marquée par la fatigue en fin de soirée dans ses intonations et son timbre mais après en avoir justement livré la séduisante fraîcheur.
Virgile Ancely offre l'élégance de son baryton-basse aux rôles d'Aronte et d'Ubalde : doux dans le cantabile (chantant) et agile dans les passages rapides, comme dans son interprétation des répliques fort changeantes.
David Tricou, outre l'Amant Fortuné prenant part à la monstrueuse passacaille (ici, dans un costume à paillettes avec quatre danseurs pareillement vêtus), campe le Chevalier danois avec les couleurs ironiques et douces de ce ténor plus "agréable" en voix.
Timothée Varon interprète les rôles d'Artémidore et de La Haine qui lui permet de dominer le plateau par la force déclamatoire de son chant, avec un contrôle qui s'amoindrit lorsque l'action musicale s'accélère.
Les deux bergères sont joliment chantées par deux solistes sortant des chœurs : Anouk Defontenay dont le mezzo sert également la Naïade et Jeanne Lefort aussi élégante et suave de voix et de jeu.
Le Chœur de l'Opéra de Dijon produit un son fin et cohérent tout au long de l'œuvre, tout en le déployant dans le grand espace acoustique. Les instrumentistes du Poème Harmonique proposent une interprétation chatoyante dans l'opulence, articulée tout du long par l'accompagnement bien intentionné du groupe de continuo.
Les musiciens et les danseurs sont bien accueillis par le public dijonnais. Le directeur et metteur en scène reçoit quelques huées parmi les applaudissements.