Iphigénie en Ukraine à Montpellier
Comme son nom l’indique, la tragédie se déroule en Tauride, l’actuelle Crimée. À cela s’ajoute dans le livret une tension entre les scythes et les grecs ainsi que le champ lexical de la violence, et le tout donne les arguments au metteur en scène Rafael Villalobos pour transposer l’intrigue dans le conflit Russo-Ukrainien actuel.
Si comme toutes les transpositions celle-ci pose bien sûr des questions, elle héberge les nombreuses crises auxquelles font face les personnages dans le livret ainsi que les folies humaines qu’ils dépeignent. Plusieurs d’entre eux appellent en effet explicitement la mort, quand Thoas est au contraire prêt à tous les sacrifices pour échapper à l’augure prédisant la sienne. C’est donc cette idée de la violence et de la mort qui guide cette mise en scène : le faux sang coule à profusion, les personnages se contorsionnent et l’environnement est sombre et chaotique. Cette idée se cristallise sur le personnage de Thoas auquel la mise en scène attribue tous les maux et le rend y compris coupable de crimes sexuels dans des scènes de viols et d’onanisme, s’éloignant du livret : bien que barbare, le drame le présente en effet plus comme un lâche voulant à tout prix échapper à son destin que comme un vrai prédateur. Il se refuse d’ailleurs initialement à procéder lui-même aux sacrifices qu’il délègue à Iphigénie.
Rafael Villalobos a donc choisi comme cadre un théâtre dévasté par la guerre faisant écho à ceux des récents massacres médiatisés. Il se compose de nuances de gris avec un plafond béant ouvert lors d’une attaque, de gradins en arrière-plan et de deux portes en fond de scène servant aux entrées et sorties surmontées de panneaux luminescents “exit”. Les gradins sont souvent occupés par les chœurs et les personnages secondaires. Ils serviront aussi à l’Acte II à entreposer des cadavres recouverts de linceuls noirs qui finiront par s’animer pour figurer les spectres du livret.
Seul l’Acte III présente un décor (Emanuele Sinisi) différent où des figurants attablés devant un fond vert pomme représentent différents atrides évoqués dans le drame (Clytemnestre, Electre…), comme une survie du théâtre dans le théâtre malgré la guerre. Dans cette idée, de très brefs extraits d’Euripide et Sophocle sont d’ailleurs donnés en avant-propos respectivement au premier et troisième acte. Ils permettent aussi aux spectateurs qui n’auraient plus toute leur mythologie en tête de retrouver les personnages qui ne figurent pas sur scène mais dont les actions sont citées.
Les costumes, ancrés dans notre époque n’ont rien à envier aux catalogues des grandes chaînes de prêt à porter ou aux étals d’une friperie locale. Ils sont en général peu seyants et en nuances de noirs, gris et blanc conférant une certaine uniformité. Seule Diane rédemptrice se détache à la fin par sa robe.
Les éclairages de Felipe Ramos sont travaillés. Collant à la philosophie gluckiste, ils soulignent les moments clefs du drame et ont souvent une grande part dans l’esthétique du plateau. Se remarquent par exemple les éclairs synchronisés sur la musique ou encore au quatrième acte, la découpe tombant du plafond arraché, sur Iphigénie, au centre de la scène, lui conférant une aura quasiment christique. D’autres sont par contre agressifs, tels ces néons à l’acte trois qui rendent la vision de la scène difficilement soutenable.
Les déplacements sont fluides et le plateau souvent équilibré, ce qui confère de l’efficacité dramatique lors des mouvements collectifs, au dernier acte notamment. Les personnages, regardant très rarement vers la salle, s’adressent soit à eux même dans une sorte d’introspection soit aux autres personnages (voire aux figurants à l’acte 3) ce qui érige un mur entre le public et la scène. L’implication scénique est variable selon les acteurs.
Vannina Santoni s'affirme décidément en verdienne, même en Iphigénie, avec effets et ornements audibles sur les lignes de chant, y compris dans les récitatifs. S’ils sont certes relativement légers, les puristes pourront lui reprocher de s’éloigner des préceptes de Gluck et de son idéal se rapprochant de la voix parlée et donc de la déclamation de la tragédie grecque. La partition regorge de contrastes pour son personnage qui passe souvent d’une émotion à une autre mais elle peine à les retranscrire dans l’intonation ou même parfois la technique. Dans l’air « O toi qui prolongeas mes jours » par exemple, la progression en palier dans les aigus au niveau des vers « J’ai vu s’élever contre moi les dieux, ma patrie et mon père » est lissée diminuant l’effet de chaque mot. Sa voix est par moment couverte par l’orchestre. Le jeu est également légèrement forcé, peut-être à cause de situations éloignées du livret et le rendu par conséquent peu naturel.
L’Oreste de Jean-Sébastien Bou percute dès sa première réplique. La voix y est puissante sans forcer et dénuée d’aspérité. Il s'affirme dans l’ensemble des répliques courtes par sa justesse de ton et son implication scénique. Il est par contre mis à mal dans les airs où des problèmes de souffle l'obligent à forcer sur sa voix pour terminer ses vers (probablement aussi en raison des positions que lui impose la mise en scène pendant ceux-ci). Il est notamment contraint de chanter en rampant son récitatif « Dieux protecteurs » ou encore en se contorsionnant et recroquevillant dans le très attendu « Dieux qui me poursuivez » ce qui bien sûr aboutit à un rendu vocal en conséquence. Cela est d’autant plus mis en exergue par le contraste avec l’air de Pylade « Unis dès la plus tendre enfance » qu’il précède immédiatement.
Valentin Thill le chante en effet dans une position beaucoup plus ergonomique, debout et pour une fois face au public. Le débit ainsi que le volume sont ainsi beaucoup plus réguliers. Son Pylade présente par ailleurs des aigus limpides et des lignes de chant nettes et précises. Le son apparait ainsi pur. Il s’inscrit dans la veine de l’esthétique des hautes-contre de l’époque, plaçant sa voix au bon endroit au bon moment sans inflexion ou effet. La diction est tout à fait compréhensible. Le duo scénique avec Oreste est fonctionnel.
Le baryton argentin Armando Noguera assure le rôle de Thoas. Il s’implique dans son jeu et est présent scéniquement. La voix est puissante et endurante avec un timbre chaud et un léger grain se rapprochant des tessitures de basses (pour lesquelles le rôle a d’ailleurs initialement été écrit). Il maitrise également bien la prononciation française.
La distribution des rôles secondaires est en large partie assurée par des solistes du Chœur résident, à l’exception de Louise Foor qui incarne Diane ainsi que la première prêtresse. Elle exprime de beaux médiums et déploie un volume modéré mais suffisant. La deuxième prêtresse d’Alexandra Dauphin laisse entrevoir des acidités dans le timbre au premier acte qui s’estomperont par la suite. Le scythe (maculé de sang) de Jean-Philippe Elleouet-Molina est précis et droit en annonçant l’arrivée des deux grecs. Le ministre de Laurent Sérou fait exécuter ses ordres avec conviction. Dominika Gajdzis est la femme grecque qui annonce que Thoas est au courant de la fuite de Pylade. Elle le fait avec une rigueur et un détachement digne d’un personnage de héraut.
L’Orchestre national Montpellier Occitanie dirigé par Pierre Dumoussaud développe sa puissance malgré l’effectif relativement réduit de la partition (à des oreilles contemporaines tout du moins) et donne tous leurs éclats aux sonorités de Gluck. Cela est particulièrement perceptible dans les moments orchestraux de tempêtes ou les airs les plus impétueux. Cordes et bois manquent par contre de précision et paraissent parfois inaboutis : les tempi vifs adoptés dynamisant l’intrigue sont cependant parfois difficilement lisibles ou fluctuants, conduisant même à de légers décalages entre la fosse et le plateau qui mettent quelques mesures à se recaler ensemble. La musique est par ailleurs souvent perturbée par les cris et autres bruitages de la mise en scène. Le Chœur maison préparé par Noëlle Gény est coordonné. La diction est juste et permet de se passer des sur-titres. Son unité et sa vigueur contribuent largement à l’intensité des scènes où il est impliqué. Son intégration à la mise en scène est aussi effectuée avec volonté (par exemple dans la pause interruptive des figurants et choristes bien tenue à l’Acte IV ou encore dans les déplacements).
La brutalité intemporelle des passions humaines, universellement décrite dans la mythologie gréco-romaine et sublimée par la musique de Gluck est donc ici contextualisée dans les actualités spécifiques de la guerre en Ukraine. Sans renoncer à une certaine esthétique, elle est présentée ici dans sa plus profonde bassesse que seule l’intervention de l’entité divine Diane peut arrêter. Si les applaudissements restent discrets aux deux premiers actes, ils sont plus nourris lors des deux suivants en raison du temps nécessaire au public pour intégrer ces concepts.