Le Vaisseau fantôme du Capitaine Roth embarque le public de Provence
Le Festival de Pâques d’Aix-en-Provence poursuit le parcours de sa 10ème année qui le mène jusqu’aux dimensions wagnériennes dont le chef François-Xavier Roth sait extraire l’essence universelle, étant particulièrement attentif à saisir la sève germinative de l’inspiration musicale.
Constamment attentif à bien calibrer la puissance sonore de sa phalange, il est même ravitaillé en plein vol, par une musicienne du rang, qui lui transmet une bouteille d’eau (le choix étant fait d’interpréter l’œuvre, d’une durée raisonnable de 2h15, d’un seul tenant). Il fait du silence un ciment solide entre les épisodes du drame, tenant l’auditoire en haleine. Quand il entre dans la course, vers les abymes, ses rebonds sont nerveux, légers, précis, efficaces, angulés. Sa battue, souvent conventionnelle, fait de rares et saisissants pas de côté, en direction des chanteurs, ou de tel ou tel pupitre, particulièrement mobilisé par la partition (cor, cor anglais, basson, percussion,...). Il semble parfois même projeter ses mains dans l’orchestre comme un pianiste peut attaquer le clavier. Il tient scéniquement une place de « passeur » entre deux rives, nouant le destin vocal des personnages, souvent disposés de part et d’autre de son estrade, lors des duos. Il impulse l’élan vital wagnérien, proche du désir amoureux, avec des gestes d’artificier, aux protagonistes de la scène, comme il sait accueillir le poids du destin sur ses épaules.
De la phalange surgit, dès les premières secondes, la dimension wagnérienne, moins lourde que large, océanique. L’Orchestre du Gürzenich de Cologne fournit l’énergie qui permet à la musique de gravir un versant escarpé. Le rouleau compresseur acoustique se fait caresse insistante et profonde, depuis le murmure chtonien des percussions jusqu’aux refrains de la petite harmonie, accompagnant la dimension vaudevillesque du drame (incarnée par le père négociant la main, voire les charmes de sa fille au Hollandais). Les cors sont en permanence au travail, avec leurs leitmotive caractérisés, qui ne pardonnent aucune faiblesse. Le chœur masculin vient, à un moment précis du livret, claironner à l’avant-scène : effet de masse et de mouvement saisissant, face à un public “médusé” par un chant de sirènes au masculin. L'ensemble est rendu admirablement cohésif par le travail du chef de chœur Rustam Samedov.
Dans ce monde polarisé, la soprano Ingela Brimberg est une Senta à la fois pure et mature. Elle entre dans le son en se penchant, comme on jette l’ancre, brusquement ou avec douceur, dans le devoir ou dans l’amour. Son timbre de grenade est acidulé, sa projection puissante. Dans ses parties narratives, le legato se fait plus insistant. La diction, claire et précise, s’appuie autant sur un travail des lèvres que de la langue. Son ample vibrato est intelligemment rythmé et vient auréoler ses aigus. Il permet à ses graves de rester voisés.
Le baryton James Rutherford, Le Hollandais, incarne ce personnage de légende. Son timbre est bien corsé, dans l’amertume surnaturelle comme dans l’émotion humaine. Sa diction fait claquer des consonnes féroces, qu’il prend le temps de faire détonner, grâce à la longueur de son souffle. Son large vibrato confère à sa voix un substrat de granit mais il sait aussi puiser de la douceur lors de ses duos avec Senta.
La basse Karl-Heinz Lehner est un fier Daland, plastronnant à souhait, à l’assaut vocal du public dans ce rôle hybride que lui réserve Wagner, exhalaison bouffe dans un drame titanesque. Il va et vient comme un fauve en cage, sans perdre un soupçon de justesse dans l’hyper-grave de sa tessiture. Il met du souffle, du clairon et de la nervosité dans sa ligne, comme pour exprimer subtilement la dimension ordinaire, intéressée, de l’humanité.
L'Erik, éconduit, du ténor Maximilian Schmitt, leste son personnage de sa pâte lyrique, suave et clarine. Son timbre est rougeoyant, ce que soulignent également les lumières colorées, projetées en fond de scène, qui s’offrent en contrepoint du spectacle. Sa conduite de la phrase, malgré quelques aigus un peu raides -la fatigue se faisant sentir-, s’appuie sur un sens de la progression dramatique, de la tendre plainte jusqu’à la colère, que seconde la longueur de son souffle.
L’autre ténor de la distribution, archétype vocal totalement différent, plus léger, plus bel cantiste, est le timonier (der Steuermann) de Dmitry Ivanchey. Ses interventions, sporadiques, sont cependant nécessaires au déroulement dramatique, ce que confirme la qualité de son instrument, empreinte vocale ductile et légère, ainsi que son timbre lumineux et moussu. Il accomplit, tout sourire, ses sauts d’octave, allumant ses consonnes avec de petites allumettes, constamment à l’écoute des textures orchestrales.
Un bémol peut être apporté au rôle de Mary, campé par la mezzo-soprano Dalia Schaechter, dont le timbre étrangement stylisé, plus proche du dramaturge anglais Shakespeare que du poète allemand Heine, rompt avec le torrent naturel de la distribution.
Le public applaudit sans réserve et longuement, debout ou assis, l’ensemble des protagonistes, appelant un bis qu’il sait impossible, comme pour exprimer, rythmiquement, sa reconnaissance et sa gratitude envers le monde musical vivant réuni sur la scène aixoise.