Don Giovanni au TCE : effrayant mais intelligent
Don Giovanni, souvent cité comme le plus grand chef-d’œuvre de Mozart, voire de l’histoire de l’opéra, est si riche qu’il se prête à nombre d’interprétations. Celle de Stéphane Braunschweig est cohérente, esthétique et subtile. Le décor, très sobre, est composé de panneaux tournant dans différentes configurations pour créer des espaces variés, tels qu’une salle de crémation, une chambre à coucher, une salle de bain, une pièce de réception, un extérieur, etc. La mise en scène place Leporello au centre de l’intrigue. C’est par son prisme que l’histoire est comptée, laissant ouvertes de nombreuses possibilités d’interprétation : il est possible d’imaginer que Leporello se remémore la dernière journée du Séducteur (c’est ce que laisse entendre le programme bien qu’il soit alors difficile de comprendre comment Leporello peut se recueillir devant un corps qui est incinéré par le Commandeur à la fin de l’opéra), ou bien qu’il hallucine (le cadavre de son maître, devant lequel il se recueille au début reprend d’ailleurs vie au milieu de l’ouverture), ou bien encore qu’il se fantasme à la place de Don Giovanni, comme l’évoque également Braunschweig. Ce parti-pris permet de rendre hommage à un personnage portant seul sur ses épaules les parties légères de l’œuvre, qui justifient sa classification en dramma giocoso (c’est-à-dire drame joyeux) et auquel Mozart a confié les premières et dernières notes solistes de l’opéra.
Don Giovanni par Stéphane Braunschweig (© Vincent Pontet)
Ce personnage est interprété par Robert Gleadow, qui est ainsi sur scène la quasi-totalité de la soirée. Le baryton-basse canadien déploie une immense énergie dans son interprétation. Tantôt ahuri, la mâchoire en avant, tantôt désespéré voire ennuyé (lorsqu’il observe les agissements de son maître, la face écrasée à une fenêtre) ou bien euphorique et sensuel (lorsqu’il prend les habits de Don Giovanni), il varie son jeu au fil des minutes évitant ainsi tout effet de lassitude. Après quelques mesures mal maîtrisées, il fait résonner ses graves dans son air d’introduction, puis fait l’étalage de sa longueur de souffle, d’un joli vibrato court et rapide et avec le débit nécessaire à son rôle.
Robert Gleadow, Jean-Sébastien Bou et Julien Boulianne dans Don Giovanni (© Vincent Pontet)
Dans le rôle-titre, Jean-Sébastien Bou démontre un sens pointu de la musicalité. Habitué du rôle qu’il reprendra d’ailleurs à Versailles (avec Gleadow) au mois de mars (réservez vos places en suivant ce lien), il campe à la perfection le séducteur, grâce à un jeu tonique et à l’élégance qui le caractérise. Resplendissant dans son registre médian où sa puissance, la noblesse de son timbre et son lyrisme font merveille, il est plus à la peine dans le registre grave, ce qui le met par exemple en difficulté sur l’air Meta di voi qua vadano où il imite Leporello, rôle écrit pour une basse. Le timbre reste alors chaud et corsé mais la projection est moins assurée ce qui le rend moins audible. Lorsqu’à la fin de l’acte I, Leporello se plaint de sa nonchalance, Don Giovanni paraît en slip, les bras ballants. Puis, après l’utilisation d’un poppers [substance médicamenteuse ayant notamment comme effet secondaire de rendre euphorique, ndlr] -car Don Giovanni se drogue dans cette production comme dans la quasi-totalité des productions récentes-, il réussit l’exploit de revêtir son costume d’époque en une minute et vingt secondes, durée de l’air Fin ch’han dal vino qu’il chante en même temps. Le fameux air du Champagne manque ici de bulles et de folie, mais Braunschweig assume sa volonté de se différencier ainsi de son interprétation explosive dans la mise en scène d’Haneke créée quelques années plus tôt. La sérénade pathétique de l’acte II (Deh vieni alla finestra) est sublime, tant Bou y met d’intentions. Son jeu évolue au fur et à mesure que le personnage perd sa confiance, la fenêtre au pied de laquelle il chante restant désespérément fermée.
Jean-Sébastien Bou et Julie Boulianne dans Don Giovanni (© Vincent Pontet)
Le trio des masques, impliquant Myrto Papatanasiu (Donna Anna), Julien Behr (Don Ottavio) et Julie Boulianne (Donna Elvira) fait passer un frisson dans le public : les trois voix se marient parfaitement et les interprètes jouent subtilement de leurs nuances individuelles pour atteindre un équilibre parfait. La première, acclamée lors des saluts, voltige avec légèreté dans des aigus d’une pureté cristalline : elle tient ses notes vibrées, d’abord avec retenue puis dans un crescendo qui plonge enfin dans un ravissant piano subito. Elle surprend parfois son auditoire de graves rageurs émis avec les tripes. Vêtue en gracieuse garçonne, elle joue de sa haute stature pour imposer la prestance de son personnage. Le second, serviteur régulier du répertoire allemand, couvre fortement sa voix, ce qui limite sa puissance et le met en retrait dans les ensembles, mais lui confère un timbre cuivré, presqu’italien, qui met en valeur ses arias. Il retient ainsi au cours de celles-ci l’attention du public, malgré leur longueur et une direction d’acteur limitée, bien aidé par un charisme indéniable et un phrasé très travaillé. Enfin, la troisième, souvent travestie pour ses rôles, étale cette fois sa féminité. Grande satisfaction de la soirée, elle se montre très à l’aise dans les vocalises qu’elle projette puissamment. Ses graves sont ardents et sa voix charnue. Son jeu scénique est très convainquant : sa surprise et son désespoir mêlé de honte lorsqu’elle découvre qu’elle s’est jetée dans les bras (et, dans cette mise en scène, dans le lit) de Leporello sont ainsi stupéfiants. De même, elle communique une intense émotion lorsque, dans son air Mi tradi quell’alma ingrata, elle confronte son amour, sa haine et sa pitié pour Don Giovanni, prostrée, les mains jointes au-dessus de la tête.
Le couple Zerlina-Masetto est en retrait, la faute à une puissance vocale limitée. La première est campée par Anna Grevelius (qui tenait le rôle de Donna Elvira à Rouen l’an dernier -lire ici notre compte-rendu). Manipulée par Don Giovanni, elle manipule elle-même Masetto, se faisant chatte pour l’amadouer. Elle articule son chant d’une voix flûtée, les dents serrées dans un sourire ensorceleur. Marc Scoffoni campe un Masetto loin d’être naïf : simplement dépassé, amoureux et jaloux, soucieux de son honneur. Sonore dans les graves, il l’est moins dans les médiums, mais il montre un timbre charmant qui donne envie d’en entendre plus. Steven Humes (magnifique in loco l'an dernier dans Tristan et Isolde -lire notre compte-rendu) est un Commandeur convainquant. Sa voix profonde, sombre et puissante glace le public, qui se trouve carrément estomaqué lorsqu’il vainc son meurtrier à la fin de l’opéra, le précipitant vif dans les flammes du crématorium.
Myrto Papatanasiu et Julien Behr dans Don Giovanni (© Vincent Pontet)
Jérémie Rhorer dirige pour l’occasion son ensemble du Cercle de l’Harmonie, qui joue sur instruments d’époque (ce qui n’est pas si courant). Parfois déroutant (on regrette par exemple l'absence de chaleur sombre des graves des contrebasses et violoncelles), cela apporte à d’autres moments une forme d’authenticité appréciable, comme dans la partie virtuose de violoncelle de l’air Batti, batti, O bel masetto. D’un geste élégant et directif, le chef impose un tempo relativement lent qui manque parfois de tonus, mais qui parvient à obtenir des ensembles parfaitement équilibrés et précis. La précision aura en revanche manqué dans les surtitres, constamment en avance ou en retard et dont la projection décalée sur la droite dépassait hors du cadre qui lui est réservé. Le Chœur de Radio France dirigé par Stéphane Petitjean remplit parfaitement son rôle. Visuellement, l’apparition des choristes costumés en mariés, comme des clones de Zerlina et Masetto, ou bien le visage recouvert du masque en forme de crane de Don Giovanni, est du plus bel effet. Vu l’accueil réservé à l’ensemble des protagonistes lors des saluts, le Théâtre des Champs-Elysées ne regrettera probablement pas d’avoir reprogrammé cette production !
Il reste encore des places à partir de 35 € pour assister à ce spectacle : réservez vite en cliquant ici.
Réservez aussi pour le Don Giovanni dirigé par Marc Minkowski à Versailles, avec les mêmes Jean-Sébastien Bou et Robert Gleadow.