“Voyage vers l’espoir” à Genève : road opéra sur une tragédie moderne
Reporté en 2020 du fait de la pandémie du Covid, l’opéra Voyage vers l’espoir fait écho à une triste actualité après les séismes en Turquie et en Syrie qui ont fait plus de 50.000 morts et des millions de déracinés. Le livret en trois actes, signé Káta Weber, tiré du film éponyme de Xavier Koller oscarisé en 1991, narre le voyage funeste d'un couple de paysans turcs, Haydar et Meryem (et de leur enfant Ali), qui abandonnent leur terre, leur maison et deux de leurs enfants pour atteindre illégalement la Suisse.
À mi-chemin entre l’opéra et le ciné-concert, Voyage vers l’espoir donne une place prépondérante au septième art. Comme dans un film, chaque scène s’ouvre sur un changement de plateau mis en valeur par les lumières de Felice Ross. Le metteur en scène et cinéaste, Kornél Mundruczó, en collaboration avec la scénographe Monika Pormale, apporte un regard quasi documentaire sur l'œuvre avec un usage systématique de la vidéo et des costumes hyper réalistes.
Les vidéos ont ainsi un rôle de décor apportant un effet de profondeur -images de gares, de champs de maïs, de montagnes enneigées, de migrants sur les routes- ou un rôle performatif -ce qui se passe sur scène est directement projeté à l’écran. La vidéo devient un outil de dramatisation et plonge le spectateur dans la réalité de la vie d’une famille de migrants.
Tensions et percussions
L’écriture musicale du compositeur est intimement liée aux images. Le premier acte, "Le Paradis", est dominé par un violon concertant illustrant les conflits intérieurs de Haydar tandis que l'acte II, “sur la route”, fait la part belle à un ensemble de percussions et à une écriture polyrythmique serrée et oppressante à l’image des obstacles rencontrés par les protagonistes dans leur pérégrination. Les consonances et le lyrisme témoignent des sentiments nobles des personnages. De vastes nappes sonores (tapis de cordes, leitmotives en spirales) créent des ambiances propices à l’observation scénique. Dans l'acte III "Les Alpes - Le Paradis Perdu", les trompettes se détachent de la masse orchestrale, faisant entendre des entrelacs sonores inspirés du free jazz. Christian Jost donne ainsi une dimension symbolique et psychologique à sa musique au service de la dramaturgie.
L'Orchestre de la Suisse Romande, mené d’une main de fer par Gabriel Feltz, défend de toute sa brillance cette partition haute en couleurs sonores et en tensions rythmiques. Légèrement trop sonore au début, l'orchestre offre un flux tendu instrumental aux dynamiques précises sublimant l'évolution du drame.
L’absence de chœur, la durée de l’opéra (1h30), le peu de dialogue entre la voix et les instruments, ainsi que l’ambitus restreint des lignes vocales rapprochent plus Voyage vers l’espoir du mélodrame avec des paroles chantées et parlées accompagné d’un orchestre symphonique, que d’un opus lyrique.
Le compositeur a fait le choix d’un opéra bilingue dont le livret est écrit en allemand et en français traversé par des imperfections prosodiques (phrases musicales descendantes sur des questions, note longue sur des syllabes non accentuées par exemple) : choix du traitement vocal sans doute fait par le compositeur pour déstabiliser l’auditeur et traduire l'étrangeté.
Plateau lumineux
Voyage vers l'espoir est porté par une distribution sur mesure. Dans le rôle du père Haydar, Kartal Karagedik assure une performance vocale effrénée. Ce rôle immense est assumé par le baryton-basse avec sa voix bien projetée. Sa diction est précise, ses graves onctueux et son jeu théâtral toujours juste.
La mezzo-soprano Rihab Chaieb est également habitée dans le rôle de Meryem, la mère. Ce rôle féminin est toutefois moins mis en valeur vocalement par le compositeur qui lui confère des lignes vocales à l’ambitus très réduit. Si la diction pêche par manque de clarté sur certaines voyelles forçant le spectateur à s’accrocher aux surtitres, la mezzo-soprano fait entendre un timbre chaud au vibrato rond et au jeu très poussé, jusqu’au drame ultime de la mort de son enfant à la frontière suisse.
Ulysse Liechti dans le rôle de l’enfant Ali, figure du destin, montre également une implication théâtrale émouvante. Ses interventions vocales, en voix de tête dans le registre suraigu, témoignent de la fragilité du personnage.
Les acteurs secondaires du drame ne déméritent pas : Ivan Thirion incarne un chauffeur routier solidaire et empathique qui transporte la famille dans son camion et leur offre du chocolat (métaphore de la Suisse). Sa voix légère et chaude est à l'image de son personnage au grand cœur. La soprano Julieth Lozano, en doctoresse à la voix claire, offre un instant suspendu de lyrisme dans une partition très mouvementée. Les rôles de personnages malfaisants sont confiés aux ténors : Omar Mancini en paysan intéressé développe un timbre clair et une diction soignée tandis que Denzil Delaere en mafieux vénal fait entendre une ligne vocale franche et sonore. William Meinert à la basse charnue incarne un policier dans l’ultime scène de l’opéra. Guilan Farmanfarmaian et Areg Sultanyan jouant la sœur et le frère d'Ali, viennent compléter la distribution.
Christian Jost explique que “l’art doit sensibiliser aux problèmes d’autrui, nourrir de l’empathie” mais l’opéra se voit ainsi questionné sur sa capacité à se faire le miroir des maux de la société : à humaniser la tragédie des migrants ou à les présenter en fantômes de la culpabilité des pays.
L’opéra est accueilli avec enthousiasme par le public.