La Médée de Véronique Gens ensorcelle le TCE
Les années passées ont notamment été l’occasion d’un travail de recherche en partenariat avec le Centre de musique baroque de Versailles sur la partition et les intentions du compositeur, en accord avec une démarche d’interprétation historiquement informée, annonçant ainsi que "pour la première fois, Médée sera joué et enregistré dans les effectifs et la disposition chorale et orchestrale de l’époque".
Dans le rôle-titre, Véronique Gens poursuit elle-aussi ses retrouvailles entamées depuis quelques années avec le répertoire baroque dans lequel elle acquit ses lettres de noblesse, avant d’élargir par la suite sa palette d’interprète. La célèbre soprano française a d’ailleurs interprété plusieurs airs de la magicienne vengeresse dans son disque Lully, Charpentier et Desmarets : Passion réalisé avec l’Ensemble Les Surprises en 2021, qui avait donné lieu à un concert à l’Opéra de Bordeaux l’année suivante. Le public la retrouve ce soir en pleine possession de ses moyens. La voix est chaude, teintée de nuances sombres dans les graves qui correspondent pleinement au personnage incarné. Le phrasé est précis, pleinement intelligible, et la technique reste toujours au service de la partition et des enjeux dramatiques, sans ostentation. Dans cette version de concert, sa gestuelle et ses expressions montrent déjà que l’artiste est investie dans l’interprétation de son rôle de reine meurtrière.
Cyrille Dubois assure le rôle de son mari inconstant, Jason. Sa voix claire et tintante, avec une émission droite et parfaitement maîtrisée, sert les merveilles de ce répertoire baroque, tout comme sa diction irréprochable. Lors des grands moments tragiques du dernier acte, quand Jason apprend les morts sanglantes de sa nouvelle compagne et de ses deux enfants, la voix s’épaissit, se fait plus charnue afin d’épouser la tournure plus dramatique de la partition, montrant que le ténor lyrique a plus d’une corde à son arc.
La soprano hollandaise Judith van Wanroij chante Créuse, la nouvelle amante de Jason. Elle possède une voix rayonnante, avec des aigus aisés. Les deux rivales pour le coeur de Jason qu’incarnent van Wanroij et Gens sont pleinement contrastées sur le plan vocal, le timbre de Créuse étant clair et lumineux là où celui de Médée est mordoré et velouté, offrant d’emblée une caractérisation nette malgré le contexte « concertant ».
Le baryton Thomas Dolié insuffle l’autorité nécessaire au rôle de Créon avec son émission sachant s’affirmer avec puissance, un timbre d’airain, quelques accents nasaux assumés lors des coups de force du roi, campant aussi bien le pouvoir de son personnage que sa chute dans la folie sous les sortilèges de Médée. Le baryton de David Witczak (Oronte, rival de Jason pour l’affection de Créuse) est quant à lui plus solaire, avec des aigus prononcés, servis par une projection bien maîtrisée. La mezzo Floriane Hasler interprète le rôle de Bellone avec prestance, bénéficiant d’une voix ronde et bien posée et d’un phrasé précis.
Les autres interprètes assurent plusieurs rôles, l'œuvre de Charpentier prévoyant une grande distribution, notamment avec le Prologue à la gloire des exploits militaires de Louis XIV sans lien direct avec l’action du drame antique. Ainsi, le baryton-basse Adrien Fournaison chante-t-il quatre rôles (le Chef du peuple, un Habitant, un Argien, la Vengeance), tout comme le ténor Fabien Hyon (2e Berger, Arcas, 2e Corinthien, la Jalousie), le ténor David Tricou allant quant à lui jusqu’à cinq rôles (1er berger, 1er Corinthien, un Argien, 3e Captif, un Démon). Adrien Fournaison dispose d’une voix ambrée, avec une belle épaisseur et une richesse dans les graves. Fabien Hyon fait entendre un ténor claironnant et impliqué, tandis que David Tricou est un haute-contre très dans les normes du baroque français, allant vers une voix de tête nasale pour décrocher les aigus, sans se détacher totalement de la technique lyrique masculine « typique » centrée sur la voix de poitrine, contrairement aux contre-ténors italianisants. Les trois interprètes constituent un ensemble bien équilibré durant le Prologue de l’œuvre.
De même chez les femmes avec les sopranos Hélène Carpentier (Victoire, Nérine et l’Amour), Jehanne Amzal (Une Italienne, Cléone 1ère bergère, 1ère captive et 1er fantôme) et Marine Lafdal-Franc (Gloire, 2e bergère, 2e captive et 2e fantôme). Les trois sopranos tirent leur épingle du jeu dans leurs diverses parties, Hélène Carpentier témoignant d’un lyrisme élégant aux aigus soutenus, Jehanne Amzal d’un timbre chaleureux et suave et Marine Lafdal-Franc d’un bel investissement vocal avec une diction nette.
La direction musicale d’Hervé Niquet est dynamique, précise et affirmée, laissant transparaître son soin de faire apparaître toutes les subtilités découvertes par le travail de recherches sur la partition. Le Concert Spirituel se prête au jeu, laissant entendre la musique de Charpentier en ménageant la régularité de la forme française (s'appuyant sur la musicalité du livret de Thomas Corneille), tout en laissant éclater les moments de paroxysme avec vivacité et force. Le Chœur du Concert Spirituel est également en belle forme, planant au-dessus des instruments sans avoir besoin de pousser, articulant comme d’une seule voix le texte toujours audible, avec des aigus aériens. Le public nombreux applaudit chaleureusement les interprètes.