La Ferme des animaux à l’Opéra d’Amsterdam : dans l'abattoir de la démocratie
Le compositeur russe domicilié en France, Alexander Raskatov retourne à Amsterdam 13 ans après Cœur de chien pour une nouvelle création lyrique, Animal Farm d’après Orwell ー une production massive réunissant 18 chanteurs solistes, deux chœurs et un immense effectif orchestral empli de percussions. Le compositeur qui affirme n’avoir lu que récemment ce “conte de fées” (défait) orwellien, principalement en raison de la censure soviétique, puise son inspiration dans sa propre expérience. Né le jour-même des funérailles de Staline, dans une famille concernée au premier chef par les terreurs de ce régime (son grand-père fut interné au Goulag pendant huit ans), il ajoute sa touche personnelle au livret (co-écrit avec Ian Burton) en s’appuyant sur des témoignages de ses proches. La trame dramatique du roman reste globalement préservée, mais quelques ajouts apportent de l'originalité, comme les personnages travestis de Blacky (à la place du corbeau noir, Moïse) et Pigetta, ainsi que le chœur d’enfants. La mort de Boule-de-Neige (représentant Trotsky) qui se déroule ici sur scène fait partie des autres différences avec le récit original.
À la place d’une ferme, le metteur en scène Damiano Michieletto place l'action au sein d'un abattoir (décors de Paolo Fantin) avec les animaux enfermés dans des cages et voués à la mort. Cet endroit, dont l’opacité se traduit par une blancheur d’hôpital et stérile (lumières d’Alessandro Carletti), symbolise la condition animale soumise à l’humain et appelle ainsi à son affranchissement, à la révolution. Les interprètes représentent les animaux souffrant avec les masques des espèces respectives, conçus de manière à pouvoir chanter intelligiblement (costumes de Klaus Bruns). Finalement, à mesure que les animaux enlèvent progressivement leurs masques, une dichotomie s'installe entre oppresseurs démasqués et oppressés masqués. Mais dès lors que les propriétaires de la ferme se font bestiaux dans leur chant, ce ne sont plus les espèces qui se distinguent mais des classes (suggérées par leurs habits), en référence directe au livre d'Orwell. La transposition est ainsi pertinente, mais les intentions du metteur en scène deviennent de moins en moins claires à mesure que le spectacle s'approche de sa fin. La deuxième partie étant consacrée davantage aux humains et animaux "anthropomorphiques", la lecture de Michieletto reste dans l'ambiguë allégorie d'une société humaine totalitaire et d'un manifeste animaliste.
La partition de Raskatov, dédicacée à Irina Chostakovitch (la veuve du compositeur qui eut maille à partir avec un régime autoritaire dont Animal Farm est une parabole), regorge de stridences provenant des cordes, traduisant l'angoisse sonore pleine d'intensité provoquée par les couteaux et le hachoir à viande de cet Animal Slaughterhouse (l’abattoir des animaux). Ce procédé s'applique aussi dans l’écriture vocale qui exploite les limites phoniques des solistes, la plupart des voix féminines chantant dans les suraigus, mais sans que la partition oublie d'asseoir une voix de basse profonde (le Maréchal). Il en va de même pour les onomatopées imitant des cris animaliers, rythmant le chant déclamatoire jusqu'à son paroxysme (le texte devenant presque imperceptible). Le tissu orchestral est polychrome et riche en sonorités percussives, tandis que le langage harmonique marie plusieurs genres, allant du sérialisme (séries de douze sons émis une fois chacun) jusqu'au jazz. L'Orchestre de chambre des Pays-Bas (Nederlands Kamerorkest) sous la direction précise du chef Bassem Akiki (spécialiste en musique contemporaine) parvient à faire ressortir les intentions du compositeur dans une symbiose musicale entre la fosse et le plateau.
Le ténor Marcel Beekman ouvre la soirée dans le rôle de Mr. Jones arpentant, ivre, le plateau et les travées de la salle (marchant à quatre pattes). Le chant est d’emblée fort et violent, globalement grotesque avec de larges sauts entre les registres, à l'image de sa démarche titubante, déployant les couleurs claires et pointues dans les cimes de son diapason. À ses côtés, Francis van Broekhuizen en Mme Jones se lance dans un chant rythmé et mi-déclamé, également sautillant et concentré dans les aigus tranchants. Le jeu est engagé et extravagant, assez caricatural.
Le vieux verrat Maréchal idéologue (Old Major) de Gennady Bezzubenkov est une basse aux graves bien étoffés et profonds, descendant de plus en plus bas dans son registre, jusqu’aux tréfonds et au trépas. Sa prosodie est nette et bien cadencée, assurant une bonne projection depuis le masque (ses résonateurs ORL) malgré le masque (qu'il porte).
Misha Kiria incarne Napoléon (en allégorie de Staline), jeune "porc berkshire". Imposant tant physiquement que vocalement, son baryton est doté d’un lyrisme verdien dans le phrasé, mais aussi de la force autoritaire de son émission vocale. La voix de tête est bien arrondie, mais l’assise touche parfois à ses limites et se fait couvrir par l’orchestre.
Dans le camp des cochons, Boule-de-Neige (Snowball) offre un avenant ténor lyrique avec Michael Gniffke, aux couleurs rayonnantes. Sa prononciation est travaillée, la voix se projette solidement et avec beaucoup de clarté, quoiqu’avec moins de volume. James Kryshak est le Beau-Parleur (Squealer), porte-parole d’un nouveau système privilégiant les cochons. Il entonne une parodie belcantiste avec une ligne stable et lumineuse faisant mélodieusement des va-et-vient sur la gamme. La partie médiane ressort avec une suavité timidement manifeste, à côté des sauts abrupts où l’intonation dérape parfois (tandis que les aigus, par moments stridents, amenuisent le volume et l’étoffe). En Minimus, Artem Krutko incarne un cochon poète qui écrit le nouvel hymne à la gloire du camarade Napoléon. Son appareil clair-obscur résonne fort dans ses vocalises qu'il rend avec facilité et élasticité.
Karl Laquit incarne deux personnages différenciés par l’âge, l’espèce et le sexe : le vieil âne Benjamin et la jeune truie-actrice Pigetta. Son âne boiteux est un sage qui s’exprime par un chant mêlé de braiment, bien dessiné mais qui rend le texte presqu'entièrement imperceptible. La voix claire et légère se déploie dans les cimes, recourant le plus souvent au fausset (notamment en Pigetta). Son jeu d’acteur s’avère remarqué et convaincant dans les deux rôles.
Hercule (Boxer) est un cheval qui inspire honnêteté et simplicité, travaillant sans relâche pour le bien de la communauté. Sa place dans cette adaptation est secondaire, mais la voix et le corps de Germán Olvera dégagent sa puissance avec la sonorité chaleureuse et ronde qui définit son caractère. Ses graves sont nourris contrairement aux aigus quelque peu serrés, avec une prosodie qui manque de clarté dans l’ensemble de sa prestation. Sa partenaire Fleur-de-Trèfle (Clover) est un personnage compassionnel et maternel, déployant avec puissance l'alto large d'Helena Rasker qui emplit la salle. L’instrument est charnu et plein de souplesse, sa ligne étant savamment phrasée en particulier dans ses aigus ciselés.
Sa complice caprine Muriel interprétée par Maya Gour lit d’une voix vibrée les inscriptions sur les murs (elle est la première à découvrir les changements quotidiens des Commandements de l’animalisme institué par le Maréchal). Le contrôle du souffle est bien maîtrisé et le rythme en phase avec l’orchestre, notamment dans les aigus qu’elle attaque avec précision et force.
Holly Flack joue Mollie, jeune jument séduite par Mr. Pilkington, le propriétaire de la ferme voisine. Joliment parée et d'une humeur dansante, elle impressionne par la pureté de son soprano qui s'élève de plus en plus vers les aigus les plus périlleux. L’intonation reste immuable dans ses cascades vocalisantes, mais au prix d’une prononciation embrumée. Au son d’un tango jazzy et séducteur, Mr. Pilkington (Frederik Bergman) attire Mollie dans ses bras par une ligne barytonnante mélodieuse et discontinue.
Elena Vassilieva est Blacky, celle qui narre les histoires d’un pays de Cocagne nommé Sucrecandi (Sugarcandy). La voix est svelte et incisive, moyennement compréhensible dans l’articulation du texte. Alexander de Jong et Mark Kurmanbayev, aux voix graves, sombres et pénétrantes, campent des vétérinaires à l'allure de bouchers qui emmènent Hercule à l'abattoir.
Le Chœur de l’Opéra national des Pays-Bas est placé à côté des cages d’animaux (représentant de fait le peuple manipulé et martyrisé) et chante les hymnes de ce Farmland (Pays de la ferme). Les Beasts of Farmland (qui remplacent les Beasts of England) sont entonnées avec solennité et une belle harmonie entre les sections, rythmiquement au point et colorant le paysage sonore. La douceur des voix juvéniles du chœur d'enfants (Nieuw Amsterdams Kinderkoor) contraste par une justesse cristalline avec la brutalité des images sonores et visuelles du spectacle.
Ce spectacle s'achève sur un contrepoint d'épouvante et de grotesque ("Certains animaux sont plus égaux que les autres"), une conclusion-mise en garde qui précède une marée d'applaudissements dans cette salle comble de l'Opéra d’Amsterdam.