Nixon in China paradoxal à Bastille
Pour sa première mise en scène à l’Opéra de Paris, Valentina Carrasco s’attaque à Nixon in China, composé par John Adams en 1987, proposant un spectacle tout en paradoxe. L’œuvre, d’abord, allie une musique très accessible, envoûtante et hypnotique, entre le minimalisme de Philip Glass et le lyrisme de Benjamin Britten (avec même une citation de Wagner), à un livret (d’Alice Goodman) plus difficile à appréhender, du fait de ses nombreuses digressions, durant lesquelles le spectateur est plongé dans les pensées, parfois décousues, des protagonistes.
La metteure en scène part elle du postulat que l’œuvre est désormais suffisamment régulièrement jouée pour qu’il soit possible de l’aborder de manière plus abstraite. Ce postulat étonne puisque, s'il est en effet joué aux Etats-Unis, l'opus fait ici son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris, et a été absent des scènes françaises depuis la production du Théâtre du Châtelet en 2012. Elle traite certains tableaux d'une façon tout à fait littérale (la rencontre dans le bureau de Mao, le ballet) en y apportant un sous-titre politique (l’autodafé dans les sous-sols de la bibliothèque ou les documents d’archive dénonçant la barbarie de la Révolution culturelle côté chinois, ou bien la sanglante guerre du Vietnam et l’apartheid côté américain). Mais en même temps, nouveau paradoxe, elle s’éloigne de l’Histoire réelle et du livret dans d’autres passages pour plonger l’intrigue dans le monde du ping-pong, référence à la visite en Chine de l’équipe américaine de la discipline un an avant celle de Nixon, mais aussi au symbole politique que peut revêtir le sport (et celui-ci en particulier). Ces inventions n’apportent certes pas grand-chose d’un point de vue dramaturgique, mais elles permettent au moins de faire redescendre la tension et de composer de belles et marquantes scénographies (les matchs de ping-pong –rappelant Les Troyens in loco, production dans laquelle ce sport était déjà à l'honneur– créant de véritables chorégraphies spontanées).
Thomas Hampson incarne le rôle-titre sans chercher le mimétisme. Il dispose pour cela d’une vaste expérience dans le répertoire contemporain, et d’une voix à l’argent patiné qui s’exprime vaillamment dans un phrasé travaillé et varié, dont le vibrato s’élargit dans l’aigu. Renée Fleming apporte son élégante musicalité à Pat Nixon. La voix trouve désormais plus d’assurance dans le médium que dans l’aigu. Pourtant, l'instrument reste ductile, son timbre pur et son vibrato rond et vif.
Les deux ministres se distinguent par leur prestance vocale. Chou En-lai est interprété avec solennité par Xiaomeng Zhang, d’une voix sombre et résonnante, bien couverte. Ses phrasés sont bien construits et c’est de sa projection lumineuse qu’il clôt l’opéra. Joshua Bloom prend le costume bleu d’Henry Kissinger qui lui emprunte en retour sa voix grave et profonde et son jeu bien huilé, notamment dans le terrible ballet.
Il n’est pas innocent d’avoir choisi un ténor américain, John Matthew Myers, pour incarner Mao Tse-Tung : la mise en scène cherche justement à appuyer la dualité du leader chinois, qui est même vêtu d’une chemise hawaïenne au dernier acte. Son timbre clair et poli se tend dans l’aigu et se trouve plus épanoui dans le médium. Kathleen Kim en Madame Mao dispose d’une voix fine et cristalline, aux aigus tranchants comme des poignards. Elle compense son manque d’ampleur vocale, qui caractériserait le côté tyrannique de son personnage, par un jeu scénique inspiré. Elle mène le ballet (dont la vraie Chiang Ch'ing s’est attribué la création) avec autorité et se montre finalement plus lyrique dans son air.
Les trois secrétaires, Yajie Zhang, Ning Liang et Emanuela Pascu, peinent à se faire entendre, comme un écho lointain, formant un trio au son rauque et étouffé mais au placement rythmique assuré, y compris dans leur désynchronisation travaillée.
Le Directeur musical de la maison, Gustavo Dudamel est à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Paris, qu’il dirige par des gestes sobres, secs et précis. Il est ovationné avant même que la première note ne soit jouée. Il parvient (globalement) à assurer la précision rythmique nécessitée par cette œuvre, et à en distinguer les aspérités : la partition semble répéter inlassablement des motifs mélodiques toujours identiques, alors qu’ils sont en fait en constante mais légère évolution, par leur nuance, leur tempo, les instruments mobilisés, etc. Il peine toutefois à assurer l’équilibre entre la fosse et le plateau dans la première partie du spectacle, des ajustements semblant avoir été opérés durant l’entracte. Le Chœur est également bien en place et participe activement à la mise en scène. Il se montre nuancé (jusque dans les murmures requis par la partition).
Si « la nuit, tous les diplomates sont gris » comme l’affirme Mao (ce que respectent les costumes de Silvia Aymonino), ils jouent ici à se faire des passes avec un planisphère, se riant du destin du monde. La scène est finalement investie par un aigle et un dragon géant (qui font des apparitions régulières au fil de la soirée), symbolisant les deux pôles et dont sortira Dudamel, comme un diable de sa boîte au moment des saluts. C'est une véritable ovation qui accueille cette entrée au répertoire, les chanteurs et musiciens étant unanimement acclamés, tout comme le chef, l'équipe de mise en scène et le compositeur, présent pour l'occasion.