Werther à Athènes, pour le meilleur et pour le Pirée
À Athènes, à quelques encablures du port du Pirée, se dresse le Centre culturel de la fondation Stávros-Niárchos (fondation qui a financé la construction de l’Opéra et soutient la programmation depuis 2019), grand bâtiment au chic moderne qui accueille le Nouvel Opéra et l’impressionnante Bibliothèque nationale. De ses hauteurs, la vue sur la ville est réjouissante (surtout au coucher du soleil) et permet de voir, au loin, l’Acropole qui dépasse derrière la Pnyx (colline qui fut le siège de l’Ecclésia, où est né le principe démocratique). L’intérieur de la salle reprend les codes du théâtre à l’italienne, avec sa disposition en fer à cheval et ses sièges pourpres, mais en lui apportant la modernité de ses boiseries.
Fort d’une nouvelle ambition (et bénéficiant en ce soir de première de la présence de la Présidente de la République Ekateríni Sakellaropoúlou), l’Opéra reprend une production de Werther datant de 2014 servie par un duo principal de stature internationale, entouré de chanteurs locaux. La mise en scène de Spyros A. Evangelatos, décédé en 2017, place l’intrigue dans un décor unique, froid et grisâtre, aux perspectives anguleuses. La caractérisation de l’espace se fait alors par des accessoires : une balançoire pour évoquer les jeux d’enfants de l’acte I, des tables de bistro pour la fête de l’acte II, un grand bureau et des horloges (sonnant l’heure fatale des retrouvailles entre Werther et Charlotte) puis un lit ensanglanté. Les costumes soignés (signés George Patsas, tout comme la scénographie) décrivent un monde aisé, où l’oisiveté laisse une place prépondérante aux passions. La déception amoureuse de Werther est soulignée par la présence de plusieurs couples, heureux ou non, autour de lui.
Jacques Lacombe, connaisseur de l’œuvre et disposant d’un certain sens du drame, dirige l’Orchestre maison avec souplesse, soulignant la poésie de l’orchestration de Massenet, mettant en avant sa flûte charnue, ses fins violons ou ses harpes gracieuses, tandis que les cuivres expriment l’intensité des sentiments des protagonistes. L’ensemble manque toutefois de basses pour annoncer la tragédie à venir, et de légèreté à la toute fin de l’acte II pour souligner l'atmosphère festive dans laquelle les protagonistes vivent leur désespoir solitaire. Dans le Lied d’Ossian, le chef choisit un tempo modéré, tout en poésie, trouvant un certain souffle (le souffle du printemps !). Le Chœur d’enfants est bien en place et produit un son léger par ses aigus fins (mais peu volumineux). Il salue dès la fin de la première partie, ses interventions finales étant enregistrées (ils peuvent ainsi se coucher à une heure raisonnable en ce jour de semaine).
Le plateau vocal souffre globalement d’un gros manque de précision dans la diction française, rendant le texte difficilement compréhensible (ce qui n’est sans doute pas trop gênant pour le public local). Ce défaut est d’autant plus frustrant qu’Anita Rachvelishvili est une Carmen de référence et que Francesco Demuro parvient à proposer une prononciation impeccable dans son Lied d’Ossian : leur prestation pourrait être sensiblement améliorée par un travail plus approfondi du rôle.
Vocalement, Francesco Demuro dans le rôle-titre déstabilise certes parfois sa ligne de chant par des voyelles trop ouvertes, mais il met beaucoup d’intentions dans son interprétation, transmettant l’émotion de son personnage et faisant courir des frissons dans le public. Ses aigus sont aisés, son timbre plein et brillant, son souffle long et nourri. Pour sa prise du rôle de Charlotte, Anita Rachvelishvili s’appuie sur sa voix voluptueuse, si riche en harmoniques graves qui fondent son timbre brûlant. Son incarnation théâtrale manque encore toutefois d’épaisseur, même si son chant reste porteur d’émotion.
Nikos Kotenidis ne montre pas toute la complexité et l’ambivalence du personnage d’Albert, car il reste longtemps un mari doux et intentionné, ne s’énervant face à l’amour patent de Charlotte pour Werther que dans les ultimes instants. Il dispose pour charmer malgré tout d’une voix sombre au timbre gracieux et au legato soigné. Chrissa Maliamani campe une Sophie mutine. Sa voix épaisse (bien que peu volumineuse) lui confère une certaine gravité et moins d’insouciance que les profils vocaux plus légers. Ses aigus restent toutefois veloutés et son vibrato perlé.
En Bailli, Yanni Yannissis ressort du plateau vocal par la qualité de sa diction française et par son jeu scénique engagé. Si son personnage est dépassé par les turbulents enfants, lui passe l’orchestre sans soucis de sa voix sombre et corsée. Nicolas Maraziotis met le dynamisme de son chant et son ténor clair et froid au service du facétieux Schmidt. Marinos Tarnanas est un Johann au baryton charbonneux mais aux aigus suaves. Les deux forment un duo assorti d’élégants ivrognes. En trois mots à eux deux, Ioannis Kontellis (Brühlmann) laisse entrapercevoir une voix ronde et grave tandis qu'Εmily Tsimidaki (Kätchen) a un chant très central.
Les deux rôles principaux sont applaudis avant même la fin de leurs airs respectifs, puis ovationnés à l’issue de la représentation. Le reste de la distribution est accueillie chaleureusement également, avec une vigueur particulière pour l’orchestre et son chef.