La Traviata de la passation Grinda - Bartoli à Monte-Carlo
Cette coproduction avec l’Opéra-Théâtre de Saint-Étienne, dévoilée en 2013, se met au service de l’œuvre, en respecte le contexte historique et ses mœurs corsetés, en magnifie la partition, avec une direction d’acteur fine et naturelle des protagonistes, des mouvements de foule crédibles, et un équilibre entre les dimensions symboliques et réalistes des forces scéniques. La lumière signée par Laurent Castaingt en est emblématique : son élégance saisit les corps et les perspectives à l’instant du jour ou de la nuit évoqué par le livret (aube froide, crépuscule doré, auréole méridienne). Les décors de Rudy Sabounghi sont d’époque Napoléon III, en ont le lustre ou le rustre, selon les univers sociaux de l’intrigue, unifiés cependant par quelques accessoires-clé (tel ce grand miroir à la découpe oblongue, surface de projection accroché à son mur, puis gisant sur le sol, avec l’avancée de la maladie). Un immense voile noir, celui de l’hypocrisie ou de la mort, vient annoncer, souligner et ombrer les moments critiques du drame.
Les costumes de Jorge Jara sont également d’époque, en ont le dénuement ou le soyeux, déclinant des teintes rougeoyantes chez les dames, aux noirs profonds dignes chez les messieurs. Le rouge et le noir sont transpercés par l’éclat fuchsia de la robe de bal de Violetta, aux splendides volutes et volumes. Ils sauront de même conférer aux danseurs, lors de la célèbre scène de réjouissance réunissant bohémiennes et matadors, leur dose de sulfure exotique et érotique, mêlant inspiration faustienne (renvoyant d’ailleurs à la dernière mise en scène signée Jean-Louis Grinda en Directeur des lieux) et espagnolade fantasmée.
La danseuse chorégraphe Eugénie Andrin se transforme en pantin gracile et déluré, manipulée par cinq danseurs aussi irrévérencieux que puissants. Pointes et entrechats classiques et aériens sont prolongés par des postures tordues, étranges et arrimées au sol qui en disent long sur le sort de la femme offerte en spectacle.
La soprano Aida Garifullina dans le rôle-titre atteint elle aussi des pointes, vocales aiguës, homogènes sans faiblir, avec une lumière colorature qui ne détimbre jamais. Une dorure patinée et permanente est le solide vernis recouvrant les lignes au vibrato serré, incisif, telle une lame crénelée, lumineuse comme une corolle de jonquille. Les aigus sont des épingles d’or, qui permettent de gagner les hauteurs, de doser les dynamiques, de contrôler ses parties syncopées. Le personnage libre, propre à sa vie festive, entre davantage en résonance avec ce tempérament vocal et la vitalité de la chanteuse, que le second, empreint d’un esprit de sacrifice. L’usage de la déclamation parlée n'en est pas moins remarqué avec ses accents noblement tragiques.
Son Alfredo déploie la latinité du ténor Javier Camarena, au caractère tour à tour immature, indigne et profondément courageux. Le chanteur part à l’assaut de la scène grâce à sa puissance de projection, une conduite de la ligne au legato d’apparat, un timbre solaire, au souffle duveteux.
Palcido Domingo s’étant retiré de la production (pour des raisons “d’ordre familial”, remplaçant sa présence par celle dans une soirée lyrique de gala le mois prochain), Germont père est campé, droit comme sa canne, par le baryton Massimo Cavalletti. Sa terrible apparition de patricien allie et annonce dans le même temps la norme et la douceur de père aimant, empli de remords. La voix est enrobée d’une matière ronde, engorgée de legato, autant dans le roulement de ses imprécations grattant le grave de sa tessiture, que dans la douceur apaisée de ses paroles de consolation, de goudron ou de miel.
Les autres rôles donnent beaucoup dans le temps court qui leur est imparti. Flora Bervoix a la voix sensuelle de la mezzo-soprano Loriana Castellano, tandis que l’Annina de Federica Sardella propose une tout autre dimension de cette tessiture, fine et diaphane, au vibrato caressant. Gaston de Letorières est interprété par le ténor Rafael Alejandro Del Angel Garcia, débonnaire et solaire, dans son rôle festif et carnavalesque. Le Baron Douphol du baryton Roberto Accurso est empreint de noblesse, tandis que le grave de Fabrice Alibert se fait pimpant en Marquis d’Obigny. Le Docteur Grenvil de la basse Alessandro Spina ferme solidement la marche, de sa voix sentencieuse et douce d’homme de soin.
La direction musicale de Massimo Zanetti est entièrement dévouée à la pulsation dramatique, aux silences habités, aux moments d’arrêt dans lesquels le temps se dilate, contrebalancés par des accélérations dans l’urgence du moment tout en nourrissant les grands crescendi de matière, de volume, d’effectifs avec équilibre. L’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo est fait de vif argent, dans les longues textures de cordes aiguës, fil de vie fragile de l’héroïne, et les pupitres des vents, soufflant le chaud et le froid, avec une écoute particulièrement soignée de leurs partenaires scéniques. Le Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo déploie la vitalité sonore de la partition avec la clarté de la diction, et l’intelligence de la mise en espace.
Le public applaudit l’ensemble des forces scéniques et musicales, ainsi que chaque protagoniste, à la mesure de sa performance, notamment la force d’action et de persuasion du chef et la diva Aida Garifullina.