Noces et Boléro par Aedes et Les Siècles : danse et voix humaine en célébration gravée
Cette collaboration entre l’Ensemble Aedes et Les Siècles, autour de ces deux œuvres pionnières du XXe siècle, déjà amplement enregistrées, prend sa source dans un spectacle de Dominique Brun et de sa compagnie Les Porteurs d’Ombre, créé en mars 2021 au Théâtre National de Chaillot : Nijinska | Voilà la femme. Il s’agissait de rendre hommage à Bronislava Nijinska, première chorégraphe des Noces et du Boléro. Pour ce faire, Mathieu Romano entreprend de remettre au jour la partition originale de Stravinsky (abandonnée en 1919 faute d’avoir sous la main deux joueurs de cymbalums suffisamment virtuoses, et un pianola − instrument mécanique qui joue à partir d’un rouleau perforé). Grâce au compositeur Theo Verbey, l’orchestration des deux derniers tableaux a pu être achevée.
Le résultat est pour le moins déroutant. Le pianola (électronique ici), programmé par René Bosc, impose sa base rythmique à la précision implacable, sur laquelle doivent se caler choristes et instrumentistes. L’ensemble forme un édifice sonore foisonnant, dont saillent des rythmes de danses frénétiques, des lignes suaves de mélodies populaires slaves (la première piste du disque est un chant traditionnel russe “Ne vesiolaïa” qui a inspiré Igor Stravinsky), le tout sur un socle minutieusement réglé, entre le vivant et le mécanique. Les notes heurtées des cymbalums (Françoise Rivalland et Iurie Morar) ainsi que le battement organique des percussions (Christophe Durand et Eriko Minami) concourent à donner une couleur dépaysante, rappelant parfois l’Extrême-Orient.
Les quatre solistes, qui assument chacun plusieurs rôles successivement, livrent une prestation aboutie. Amélie Raison (soprano solo) commence sur un appel lancé à pleine voix, vibrato déployé. Par la suite, sa voix claire et souple, irrigue la partition avec fraîcheur. Le mezzo-soprano de Pauline Leroy est rond et posé, maternel dans ses intentions avec une belle longueur de phrasé. Martial Pauliat scande avec luminosité son ténor nasal vigoureux et précis. Renaud Delaigue déploie les graves profonds et veloutés de sa voix de basse, puis, à contre-emploi, cabotine dans un falsetto sautillant. Tous les interprètes, y compris les choristes, sont amenés à varier les timbres et les attaques, tantôt pinçantes, tantôt grinçantes, criant en parlato, ce qui confère à l’ensemble des accents de fête populaire. Enfin, le travail de la répétitrice Mariane Sytchov a permis de prêter une attention soigneuse au phrasé de la langue russe, aux intentions du texte, insistant notamment sur la prononciation d’un parler dialectal (comme elle l’explique dans le livret d’accompagnement du disque).
Côté Boléro, Robin Melchior signe un arrangement original qui réemploie les mêmes instruments que Les Noces (Thibault Lepri rejoignant Iurie Morar au cymbalum). La basse rythmique invariable préenregistrée du pianola convient pleinement au caractère répétitif et hypnotique de l’œuvre. Les voix des choristes, se joignant à l’harmonium de Christophe Durand, entonnent le thème sur des syllabes imitant des instruments. Un pupitre de voix de femmes double même le martèlement des percussions. Ensuite, tout est affaire de timbres, qui se marient, se tuilent, composent des contrastes et des harmonies, au sein de la masse sonore grandissante jusqu’à l’explosion solaire de la modulation finale. Il ressort de cette interprétation une impression de cortège solennel se mouvant dans une synergie puissamment vivante et entraînante.
Finalement, ce disque célèbre le mariage des contraires/complémentaires : la danse et la voix, l’instrument vocal et la mécanique programmée, le rythme et le timbre, à travers deux morceaux aux accents de rituel sacré.