Didon et Énée, opéra et ballet en nage synchronisée à Versailles
Si l'opéra-ballet est un genre correspondant tout à fait à l'esthétique baroque du Château de Versailles et de ses spectacles, ce genre emblématique de l'art à la française n'est pas du tout celui du Didon et Énée que Purcell composa pour un pensionnat de jeunes filles à Chelsea. Alors, et comme pour réunir deux marqueurs de la saison artistique versaillaise que sont les opéras baroques et les ballets classiques-contemporains, la rencontre de ces arts est portée par ce spectacle dans un dialogue constant.
Un dialogue où la danse semble même reprendre à Purcell la prééminence : les six danseurs (Alizée Duvernois, Coline Fayolle, Gael Rougegrez, Julien Marie-Anne, Meggie Isabet et Victor Virnot) sont omniprésents, ils dansent même dans des "interludes" entièrement silencieux ménagés dans ce spectacle. La seule musique est alors celle de gouttelettes projetées par leurs mouvements tournoyants, de leurs pieds grinçants sur le revêtement humide (et de quelques toux du public). Car tout le plateau est couvert d'une fine pellicule d'eau, évocation de la rosée du matin figurant l'amour naissant de Didon et Énée autant que préfiguration de la noyade de leur amour, et du départ d'Énée en mer. Les danseurs figurent alors littéralement le bateau qui l'emporte et celui qui le repêche, formant une ligne enchâssée tous assis dans le même sens, ramant des bras et pieds en reculant.
Les chorégraphies illustrent aussi les éléments, la faune et la flore, avec des mouvements enchaînant des gestes très souples tout en suivant la pulsation de la musique. Les danseurs alternent différentes formations, traversant la scène, se réunissant en groupe, ou en duos pour illustrer assez littéralement les événements et les sentiments relatés. Les corps se repoussent et tournoient, glissent à travers le plateau, s'enlacent et se font tournoyer par deux comme pour du patinage artistique. Tout de noir vêtus puis dévêtus, ils traduisent aussi littéralement l'union charnelle de Didon et Énée et le bonheur bucolique en maillots de bain (noirs, toujours), avant de porter le deuil, hommes et femmes uniquement vêtus de tutus saules pleureurs (costumes de Laurent Mercier).
Les danses illustrent la musique de manière synchronisée, mais les arts restent entièrement séparés sur le plan dramatique : au mouvement des danseurs s'oppose l'immobilité des chanteurs, aussi bien des choristes bien droits dans leurs bottes de caoutchouc (pour se protéger de l'eau), que des instrumentistes concentrés sur un petit carré côté jardin, et plus encore pour les trois protagonistes. Didon et Énée et Belinda sont en effet statufiés : chacun devenant une sculpture réunissant un Oscar et un César (leur visage émergeant au sommet d'une haute sculpture en compression, à laquelle la lumière de Pascal Laajili donne une couleur or-argent comme la toile de fond, ridulée telle une vieille carte maritime, dans ce plateau sinon noir scénographié par Evi Keller). Ces protagonistes sont ainsi dans l'impossibilité de se toucher, d'interagir (traduisant leur distance, leur réunion impossible). L'effet est forcément touchant dans les passages les plus pathétiques, comme lorsque Didon, pour lancer son mythique lamento demande "Thy Hand Belinda" mais qu'elle ne peut atteindre cette main, même en la tendant vers elle.
Leurs élans sont donc figurés par leurs voix et l'incarnation des danseurs. Le chant d'Helen Charlston en Didon se déploie et s'allonge au fil de la soirée, trouvant, par davantage de douceur, davantage de présence dans le grave sombre, mais dont la profondeur est d'abord quelque peu engorgée, rendant le bas de la tessiture discret (même si le médium monte d'emblée avec agilité vers l'aigu vibrant).
La voix de Belinda, Ana Vieira Leite, glisse sur les notes à l'unisson de l'ensemble instrumental, comme pour s'approcher de Didon sur le navire de la musique. Sa ligne vibre en montant vers les aigus où elle garde son accroche, mais réduisant la palette de densité et de couleurs qui aurait servi la compréhension du texte.
Énée se montrant d'emblée dramatique, Renato Dolcini semble vouloir percer sa gangue de statue, mais, sombre et d'une voix basse, il ne traduit donc pas l'amour du personnage. Il semble de fait difficile de comprendre que son départ engendre une telle douleur, et pourtant, il parvient alors à teinter d'un ton éploré son chant toujours aussi affermi.
Les deux sorcières se répandent en vocalises de sirènes caustiques et moqueuses, jusque vers un vibrato volontairement exagéré et qui vient relancer le dynamisme de tout le chœur. La première, Maud Gnidzaz, lance notamment le mouvement de son timbre placé et pincé, la seconde, Virginie Thomas, se chargeant pleinement de transmettre et faire se mouvoir les élans de leurs interventions communes.
Jacob Lawrence fait un accent typique de Marin, détachant les syllabes et les articulations, roulant les "r" avec la dynamique accentuée de son phrasé. Il parvient à y offrir des couleurs boisées de timbre mais dans un volume limité. La projection de Michael Loughlin Smith (Un Esprit) alterne selon qu'il se tourne vers le plateau ou vers le public. Le phrasé est tonique mais marqué de quelques blancheurs de registre.
Les Arts Florissants en petit effectif sont réunis en un petit carré côté Jardin. William Christie au clavecin est au centre mais presque caché. Les musiciens ne pouvant bien se voir alignés sur plusieurs rangs et tournés différemment, ils se suivent et se répondent plutôt qu'ils ne s'harmonisent. L'ensemble instrumental déploie des vagues de sons en flux et reflux d'accents toniques prolongeant là aussi la métaphore maritime. À l'image du chœur qui appuie ses phrasés sur divers accents avec vitalité, les instrumentistes privilégient un son expressif, quitte à glisser vers des grincements et loin de la justesse pour illustrer le drame de cette partition, toujours avec énergie et investissement mais loin de l'opulence sonore.
L'étonnement règne d'abord en salle, devant cet emploi de la danse encore plus que les choix de réimaginer le prologue perdu de l'opéra avec d'autres pièces de Purcell (comme le faisait une semaine avant une autre production du même opéra en un autre lieu dont William Christie est également habitué : le Conservatoire National de Paris).
Aux saluts, les trois statues sont rapprochées, assez pour que les solistes lyriques se prennent enfin par la main et savourent, comme l'ensemble des artistes, les applaudissements très chaleureux du public.