Les Noces de Figaro, de la tradition et des paillettes à l'Opéra d'État de Vienne
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Si la tradition imprègne les décors de Rufus Didwiszus, qui évoquent le palais impérial à l'apogée de l'empire austro-hongrois, semblant même prolonger la salle dans l'acte I, les costumes conçus par Victoria Behr y mêlent pour leur part un modernisme tapageur, alliant paillettes disco et couleurs fluo aux robes de bal et aux smokings, dans une diversité foisonnante - chacun des chanteurs, choristes compris, en change au moins trois fois au cours du spectacle. C'est dans cette atmosphère impétueuse que Barrie Kosky situe ces noces aux allures de Vaudeville dont il parvient à la fois à rendre le caractère résolument frivole et comique et à rappeler la gravité du thème sous-jacent.
La mise en scène intense imaginée par Barrie Kosky semble très exigeante physiquement pour les chanteurs avec notamment des portés pendant certains récitatifs, et laisse également transparaître un souci du détail, comme par exemple lorsque la clochette d'appel des domestiques sonne au diapason de l'orchestre.
La phalange orchestrale du Staatsoper offre un jeu impeccable, qui saisit l'auditoire dès les premières notes de l'ouverture, emplissant la salle d'un pianissimo éloquent. Cette tenue est conservée tout au long de l'œuvre, soutenue par les chœurs comme ceux-ci soutiennent l'enthousiasme communicatif et flagrant du chant le tout avec la direction nette et aussi bien présente de Philippe Jordan, qui mène la danse de bout en bout.
Peter Kellner, dans le rôle-titre, joue avec habileté de sa voix de basse au timbre légèrement cuivré, posant ses accents avec toute la détermination d'un Figaro bien décidé à concrétiser son projet nuptial malgré l'opposition de son maître (de quoi lui pardonner volontiers un léger manque de puissance vocale, son jeu scénique espiègle conférant au personnage un côté burlesque très à propos).
Le rôle de Suzanne est tenu par Ying Fang dans la distribution originale de la production. Mais la soprano souffrant d'un problème de voix, elle n'assure que la partie théâtrale tandis que Maria Nazarova chante le rôle en fosse. Si le procédé entraîne une spatialisation du son incohérente, le spectateur finit par s’habituer grâce à la synchronisation des deux artistes. Maria Nazarova brave avec courage la fosse et parvient à projeter sa voix cristalline, parfois légèrement pincée dans l'aigu, mais toujours claire.
Le baryton Andrè Schuen représente le Comte Almaviva en prédateur versatile voire lunatique par moments. Passant brutalement mais avec aisance d'un caractère à l'autre, il dispose d'un impressionnant panel de timbres de voix, de la dureté autoritaire, notamment au moment de rendre la justice, à la douceur extrême - apparente ! - lorsqu'il cherche à séduire.
Hanna-Elisabeth Müller brille dans le rôle de la comtesse Almaviva, tout en revêtant un certain caractère tragique. La soprano tient bon ses lignes mélodiques, que son timbre plein lui permet de soutenir, dans une tension allant crescendo, jusqu'à leurs dénouements parfois déchirants, parfois apaisés, mais toujours gracieux. Sa performance dans l'air d'ouverture de l'acte II "Porgi Amor" est particulièrement appréciée par le public, qui la salue d'applaudissements nourris.
Patricia Nolz, pour sa part, campe un Cherubin victime de ses passions parce qu'incapable de les contenir, qui entraînent l'adolescent dans des situations impossibles, mais cependant bien moins innocent qu'il n'y paraît lorsqu'il poursuit Suzanne dans le dernier acte. La mezzo-soprano épouse pleinement son rôle, parvenant à donner à son instrument un timbre masculin. Conservant une belle puissance sur toute la tessiture, qui descend pourtant assez bas, elle enchante le public par son sens musical, notamment dans le fameux "Voi che sapete", salué par des applaudissements mérités, et que le spectateur fredonne encore bien après la fin de la représentation.
Le Dr. Bartolo est interprété par Stefan Cerny, qui projette sa "Vendetta" de toute la puissance de sa voix de basse, résonnant jusqu'au surgrave avec une clarté rare. Chaleureusement applaudi, il forme avec sa complice Stephanie Houtzeel, dans le rôle de la gouvernante Marcellina, un duo efficace. La mezzo-soprano, quant à elle, tient son rôle avec constance, de sa voix au timbre gorgé ponctuée d'un vibrato généreux. Les deux comploteurs sont assistés par Basilio, interprété par Josh Lovell dont le timbre léger et cristallin résonne dans un style très mozartien.
Enfin, trois rôles complètent la distribution. Wolfgang Bankl tient celui du jardinier Antonio, et réussit par son jeu de scène et la puissance de ses graves à rendre à ce personnage son caractère à la fois comique et balourd. Johanna Wallroth incarne Barbarina, sa voix claire aux accents juvéniles s'accordant au personnage, avec musicalité. Enfin, Don Curzio, interprété par Andrea Giovannini, est représenté en asthmatique grotesque assoiffé de ventoline - un comble sur une scène d'opéra ! Le ténor au timbre léger excelle dans ce quasi numéro de clown qui suscite les rires à maintes reprises.
Au terme d'un spectacle maîtrisé de bout en bout, la soirée se conclut sur les applaudissements nourris du public, qui se poursuivent après pas moins de trois rappels.