Un nouveau Faust entre dans la danse à l’Opéra de Limoges
Parce qu'il s'agit d'une œuvre totale, d’une musicalité saisissante et d’une puissance dramatique indéniable, Faust ne manque jamais de susciter une excitation et une curiosité certaine à chacune de ses programmations. C’est d’autant plus vrai pour cette nouvelle production de l’Opéra de Limoges que ce spectacle avait d’abord fait les frais de la crise sanitaire (un Faust nocturne prévu à la place avait subi le même sort), et qu’il se trouve confié à un duo de metteurs en scène davantage habitué à s’illustrer dans l’univers de la danse. Une danse préférentiellement « rebelle et passionnée », dixit les deux inséparables complices que sont Claude Brumachon et Benjamin Lamarche, pour qui l’art du mouvement est prétexte à « explorer le corps » et les tourments qui peuvent le traverser et le dévorer intérieurement. Ainsi, après Orphée et Eurydice en 2005, voici donc les danseurs de retour sur cette scène loin de leur être inconnue (ils sont domiciliés près de Limoges) pour livrer leur vision de ce Faust qui se prête justement fort bien à cette notion de tiraillement intérieur, entre l’appel de la science et de la raison d’un côté et celui, bien plus brûlant, d’une vie où seuls comptent les plaisirs de l’instant.
Pour donner corps à cette dualité qui fait le sel du mythe faustien, les metteurs en scène (qui assument d’être avant tout chorégraphes) font le choix de faire intervenir sur scène des danseurs qui viennent jouer les doubles de chacun des personnages. Les tourments de l’âme se trouvent ainsi figurés par des mouvements à la gestuelle enflammée et à la folle énergie, presque convulsive. Faust pense et se lamente ? Son double vient alors se rouler lascivement à ses pieds. Méphistophélès manigance-t-il ? Son alter ego aux mains et pieds rougis par un sang glacial vient roder par-là, malicieux et sournois. Marguerite et Faust se déclarent leur amour ? Leurs muets et lestes avatars viennent s’enlacer fougueusement, presque sauvagement, tels deux jeunes amoureux paraissant découvrir les premiers émois des plaisirs charnels.
L’esthétique du mouvement
Ainsi une chorégraphie endiablée, par moments sensuelle et brutale mais toujours pertinente dans le choix des mouvements, accompagne-t-elle trois heures durant ce spectacle où le plateau vocal est lui-même mis à contribution, exécutant à la lettre les recommandations millimétrées d’un jeu d’acteur réglé au cordeau. Les êtres doublés deviennent ici et là les doublures de leurs propres avatars, appuyant plus encore une manière de schizophrénie que les deux metteurs en scène ont considéré comme fondamentale dans leur approche de l’œuvre. Le résultat est salué de manière probante comme l’athlétique performance des danseurs de la Compagnie Sous la peau, qui s’acquittent d’une prestation tout en élasticité et endurance composant à elle seule un spectacle dans le spectacle. Et pour qui pourrait rester dubitatif quant au recours de la danse à l’appui d’une mise en scène lyrique, force est de constater que le résultat suscite moins de débat qu’une Traviata vue ici-même il n’y a pas si longtemps.
Les costumes d'Hervé Poeydomenge sont fidèles à l’époque du livret, tout comme la scénographie de Fabien Teigné, les décors oscillant entre éléments matériels et images vidéo pour figurer ici le cabinet de Faust et la demeure de Marguerite, là une nuit de Walpurgis à l’hostilité renforcée par les lumières à la noirceur glaciale, de Ludovic Pannetier.
Dans cet univers confinant parfois à la faune, où les danseurs seraient comme des lutins porteurs du mauvais sort, Julien Dran accomplit sa prise de rôle, dessinant un Faust d’abord fragile puis bientôt exalté à l’heure de renouer avec la jeunesse et l’amour. De sa voix qui a désormais atteint une plénitude, et face à un public qu’il connaît fort bien (pour avoir récemment brillé in loco dans La Dame Blanche), le ténor honore l’exigence du rôle sans jamais faillir, avec des moyens vocaux d’une assurance et d’une largeur remarquées, ces aigus hardis, ce timbre chaud et percutant qui se reconnaît parmi tant d’autres désormais. Moment forcément attendu, le « Salut demeure et chaste pure » n’est qu’un instant abouti parmi les autres et la promesse d’un Faust d’avenir.
Tout de rouge vêtu, Nicolas Cavallier, lui, n’en est pas à son coup d’essai en Méphistophélès, rôle dont il porte avec une visible gourmandise les diaboliques traits, et qu’il sert de sa voix mature à la rondeur affirmée et aux graves creusés. Quant à Gabrielle Philiponet (venue remplacer Amina Edris qui s'est finalement retirée de la production), elle figure une touchante Marguerite, avec son soprano de velours et ces manières si sensibles de chercher la nuance la plus propice, et de parer chaque mot de la juste couleur sonore, comme dans l'Air des bijoux porté par la fraîcheur et l'enjouement.
La toujours rayonnante Éléonore Pancrazi se glisse avec un irréprochable investissement dans les habits d’un Siebel tout en candeur et spontanéité, offrant au personnage son mezzo aux ardentes teintes et à l’émission aussi facile que robuste. Marie-Ange Todorovitch met son timbre charnu et distingué avec sa technique vocale affirmée au service d’une Dame Marthe loin de passer inaperçue. Anas Séguin use lui d’un baryton sonore et toujours plus mûr pour camper un énergique et néanmoins fragile Valentin, quand Thibault de Damas, en Wagner, donne à entendre bien plus furtivement une voix de baryton-basse à la belle rondeur d’émission.
Nouvellement arrivé à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Limoges, Pavel Baleff dirige cette phalange dont il a déjà trouvé la formule pour extraire la moelle sonore, avec tous les intenses élans de lyrisme attendus, et des nuances qui saisissent (surtout en tirant vers le fortissimo) lorsque les choses se gâtent sur le plateau. Quant au Chœur de l’Opéra de Limoges, il n’en finit plus, production après production, de briller par sa puissance sonore, par la fusion magmatique de ses tessitures et par la précision de ses interventions.
Qu'il ait retenu une chorégraphie endiablée ou, surtout, la force musicale d’une œuvre éternelle qui offre son éternelle jeunesse à l’Opéra de Limoges désormais sexagénaire, le public limougeaud applaudit chaleureusement ce Faust qui se conclut ainsi par d’ultimes expirations de danseurs essoufflés, avant de faire une ovation à Julien Dran ici comme chez lui.
Le spectacle est désormais attendu sur la scène de l’Opéra de Vichy sous la baguette de Chloé Dufresne.