Cavalleria Rusticana et Sancta Susanna : mariage réussi à l'Opéra de Paris
(Pour profiter pleinement de notre article, vous pouvez retrouver notre présentation complète de Cavalleria Rusticana et Sancta Susanna, en cliquant sur leurs titres).
Cavalleria Rusticana est le chef-d'œuvre de Pietro Mascagni. Composé en 1890, c'est un opéra vériste (réaliste, au drame terriblement humain à l’image des romans de Zola) et relativement court (il dure environ 1h10 et l'action est concentrée en un acte, ce qui lui permet difficilement d'occuper à lui seul une soirée entière à l'opéra). Or, il existe une autre œuvre vériste, elle aussi concentrée dans le drame et sur 1h10, qui fut même écrite en écho à Cavalleria Rusticana deux années plus tard : il s’agit de Pagliacci (Paillasse en français) de Ruggero Leoncavallo, avec son célèbre clown triste. De fait, et depuis 1893, ces opéras sont programmés ensemble, presque systématiquement, au point qu'ils sont devenus indissociables. C'est donc un pari tenté par l'Opéra de Paris que de remplacer Paillasse, et surtout par Sancta Susanna de Paul Hindemith (un drame musical sur un thème impie et une musique toujours éminemment moderne). Pourtant, les liens entre les deux œuvres sont nombreux et ils sont rendus éloquents par la mise en scène de Mario Martone : le fil rouge en est l'oppression religieuse et sociale s'opposant à des amours interdites.
Elīna Garanča effectue une éblouissante prise du rôle de Santuzza (retrouvez ici sa passionnante interview pour Ôlyrix) . Elle offre tout son génie vocal et scénique. Sa voix est généreuse de la première à la dernière note. Son chant est d'une parfaite homogénéité sur tout son ambitus. Avec un naturel absolu, elle passe d’une voix de poitrine caverneuse à un aigu filé. Son “Parjure” est un aigu affirmé puis un déchirant râle de gorge. Elle fait résonner le son, même du fond de ses mâchoires (pour attiser la jalousie d’Alfio) ou bien du bout des lèvres dans le désespoir de son amour pour Turridu. Par son jeu d’actrice, elle domine le plateau sans contestation possible. Seule Antoinette Dennefeld incarne assez son personnage de Lola pour lui proposer une confrontation crédible.
Yonghoon Lee (Turiddu) et Elīna Garanča (Santuzza) (© Julien Benhamou / Opéra national de Paris)
Alors qu'il est placé derrière une porte côté Cour, Yonghoon Lee en Turiddu fait pourtant entendre sa voix sonore, puissante, presque héroïque dès ses premières lignes vocales qui sont les premières interventions de l'œuvre (et même les débuts de ce ténor à l'Opéra de Paris). Toute la splendeur de ce chant lyrique se marie avec la couleur populaire sicilienne. Durant l’heure de drame, le chanteur prouvera sa maîtrise parfaite de la couverture des aigus. Le duo entre Garanča et Yonghoon Lee face aux spectateurs offre une explosion de volume. Le ténor passe certes tout son temps extrêmement froncé, tous les muscles serrés, les traits du visage tendus et le menton avancé, mais le public friand de ténors sonores y trouvera bien du plaisir. Il donne toute sa voix, toute son implication physique dans son grand air Mamma, Quel vino è generoso avant d’embrasser sa génitrice Lucia dans un decrescendo sanglotant.
Yonghoon Lee (Turiddu) et Antoinette Dennefeld (Lola) (© Elisa Haberer / Opéra national de Paris)
Antoinette Dennefeld est une Lola avec des résonances impressionnantes de grave, presque poitrinantes. Son vibrato ample va chercher les fondations de chaque note : c’est comme si l’on entendait l’octave inférieure résonner (ce sera un plaisir de la retrouver sur cette scène pour clore la saison de Paris en Mercédès dans Carmen aux côtés de Roberto Alagna : vos places vous attendent ici). Vitaliy Bilyy, qui interprète Alfio, lance puissamment sa voix dans le médium aigu en fin de phrase. Le reste de la ligne et de son registre est moins sonore mais propose toutefois un vibrato ample et rapide. Enfin, Elena Zaremba est parfaitement en place, assurée dans son rôle et dans son appareil vocal. Avec sa voix recueillie et sa présence toute retenue, elle laisse à la vedette les nuances de volume et de caractère, elle semble chanter la partie de Lucia avec pour objectif de mettre en valeur Garanča.
Elena Zaremba (Lucia) et Elīna Garanča (Santuzza) (© Julien Benhamou / Opéra national de Paris)
Ce plateau vocal est magnifiquement porté par la fosse. Dans ses grands cercles dessinés à la baguette, le chef d’orchestre Carlo Rizzi (dont vous pourrez retrouver très prochainement l’interview qu’il nous a accordée) dirige ses musiciens assurés les yeux fermés : métaphoriquement de par sa maîtrise des mouvements et des timbres, mais aussi littéralement à de nombreux moments. L’Orchestre de l'Opéra National de Paris est remarquable d’exactitude (on s’y habitue certes, mais c’est encore flagrant dans cette soirée). Tout est en place, depuis les nombreux contretemps enthousiastes jusqu’à la moindre double croche endiablée. Les équilibres sont travaillés à l’extrême : les cordes et les cuivres offrent ainsi une telle identité qu’ils semblent dialoguer sur des plans sonores différents. La langueur si pathétique dans cette musique n’est pas obtenue avec des effets un peu trop faciles de ralentissements, mais par la richesse d’un son profond, nostalgique, plein d’une éloquente douceur. La harpe est un velours qui épouse la délicatesse des cordes puis du hautbois. Mais il y a aussi le drame, annoncé dès l’ouverture aux timbales et cymbales.
Même depuis les coulisses, le Chœur de l’Opéra National de Paris est en place, les femmes côté Jardin avec les flûtes de l’orchestre, les hommes à Cour avec les cuivres. Étonnamment, ces chanteurs sont parfois moins en place (certes, très rarement) une fois sur scène et avec le chef sous les yeux. Apportant chacun une chaise dans ce plateau entièrement vide, ils s’asseyent face au public en formant les parfaites travées d’une église (dans un effet de confrontation entre les artistes et le public qui rappelle la mise en scène des Contes d’Hoffmann par Robert Carsen -retrouvez ici notre article). Le chef d’orchestre et le chef des chœurs, José Luis Basso, ont fait le choix de marquer une opposition franche entre les pupitres de femmes et d’hommes : les sopranos et les contraltos joignent les mains et chantent d’une douce voix rêveuse, tandis que les basses et les ténors sont fermement campés sur leurs jambes écartées en déployant une voix puissante et froncée. Lorsque l'office débute, un autel s’avance du fond de scène et un crucifix descend du ciel alors que les choristes se tournent vers ce symbole, tournant désormais le dos au public. Le trio de Santuzza, Turridu et Lola est interrompu par les prêtres qui font passer à travers les rangs leurs longues perches pour recueillir l’argent des fidèles (chaque choriste donne à la paroisse, espérons que leurs cachets ont été augmentés en conséquence !).
Cavalleria Rusticana (© Julien Benhamou / Opéra national de Paris)
Un ingénieux travail de lumière (signé Pasquale Mari) accentue l’éclairage sur les rôles principaux, les faisant ainsi rayonner parmi la foule. L'illumination globale est aussi remarquable : des rayons descendent du ciel comme le ferait un soleil inspiré par l’esprit divin en traversant des vitraux. Ainsi, par un art des projecteurs (et par l’odeur d’encens qui envahit le parterre de Bastille), la scène sans aucun décor devient pourtant une chapelle.
Dans le glas final de cuivres et de timbales, le public n’est plus qu’un frisson. Les interprètes recueillent des applaudissements fournis, Yonghoon Lee les savoure avec modestie mais c’est Garanca qui est accueillie sous les brava.
La salle ne se rallume pas et Sancta Susanna débute après une brève interruption. Dans ce court laps de temps, le plateau a été métamorphosé : un immense bloc de granit occupe toute la hauteur et la largeur visible de la scène (haute de 9 mètres 50 et d’une largeur modulable maximale de 17m50). Au milieu de ce bloc, un rectangle creusé abrite la cellule de Susanna. Cette sinistre chambre est à peine éclairée par une faible lumière qui traverse la petite lucarne en hauteur. Pour l'atteindre et espérer voir un bout du monde, Susanna doit monter sur un tabouret et la pointe des pieds.
Anna Caterina Antonacci (Sancta Susanna) (© Elisa Haberer / Opéra national de Paris)
La voix d'Anna Caterina Antonacci dans le rôle-titre de Susanna gagne en grave et en drame à mesure que le désir l'envahit, notamment après l'événement qui va déclencher sa folie vers le stupre : lorsqu'elle entend les ébats de la servante et du valet (des rôles parlés avec précipitation et tension par Katharina Crespo et Jeff Esperanza). Au cri “Satanas” de Susanna, les veines au bas du marbre éclatent et font tomber toute la partie inférieure du bloc. Il est ainsi suspendu dans le vide, au-dessus d'une crypte qui enferme un crucifix à taille d'homme, allongé sur le côté.
Renée Morloc incarne la sœur Klementia qui cherche à calmer et à sauver Susanna. Sa voix est généreuse, baissant la tête pour s’appuyer sur son socle vocal et la relevant légèrement pour aller dans l’aigu de son registre. Grâce à la longueur de son souffle, elle construit ses phrases. Elle donne de la vie à ses lignes avec un lent vibrato et en ménageant plusieurs crescendos rapides dans des demi-phrases. Klementia raconte à Susanna l’histoire de sœur Beata, emmurée vivante pour avoir succombé à la tentation charnelle avec le crucifix. Beata apparaît alors sous le bloc de granit, effectivement prisonnière de ce souterrain et entièrement nue. Avec une infinie lenteur, elle vient allumer un cierge à côté du Christ avant de s’alanguir sur lui. Elle se colle aussi au plafond qui la sépare de la cellule de Susanna et ouvre une bouche immense pour figurer un cri silencieux.
Katharina Crespo (une servante) et Anna Caterina Antonacci (Sancta Susanna) (© Elisa Haberer / Opéra national de Paris)
Susanna succombe alors à son tour, elle dénude sa poitrine et chante un terrible “Je suis belle. Je suis belle.” Elle quitte enfin sa cellule, emportée par son désir charnel. En même temps qu’elle détruit ses engagements religieux, le bloc de granit qui l’emprisonnait éclate. Un immense Christ descend du ciel. Ses seuls pieds font 4 mètres de hauteur et son corps n’est visible qu’à moitié alors qu’il occupe toute la hauteur de la scène de Bastille.
Anna Caterina Antonacci (Sancta Susanna) (© Elisa Haberer / Opéra national de Paris)
Une gigantesque araignée dépose un cadavre de femme nue. Le chœur des bonnes sœurs approche de Susanna. La vieille nonne Sylvie Brunet-Grupposo mène la congrégation menaçante par un Kyrie Eleison qui est un terrible grondement de gorge assourdi. Susanna refusant de confesser, les sœurs assistées de chanoines referment sur elle le bloc de granit, la condamnant à finir emmurée vivante avec sœur Beata.
Sancta Susanna (© Elisa Haberer / Opéra national de Paris)
Tandis qu’une minorité du public reste perplexe, la salle réserve un excellent accueil aux artistes lors des saluts. Nous vous invitons chaleureusement à vous faire votre avis : il reste encore quelques places à réserver ici pour ces deux spectacles en une soirée.