Iphigénie en Tauride à Nancy : un jeu d'enfants
La metteuse en scène Silvia Paoli s'était faite connaître du public français ici même à Nancy en fin de saison dernière avec une Tosca impliquant son plateau jusqu'au jeu intense des enfants. Les enfants vivant à nouveau au plateau le tragique de l'opéra avec l'expressivité de leur innocence sont ici essentiels au drame, au point d'en être le point de départ et l'épicentre. Les solistes lyriques incarnant Iphigénie et Oreste semblent d'abord avoir ainsi deux doubles enfantins, un garçon et une fille en fond de scène ou parmi eux (dans les arias de songe et de souvenir où Iphigénie se remémore son triste passé dans ce livret).
Ces enfants (incarnés par Alice Lacoste-Remy et Axel Lecrivain) font les mêmes gestes et grimaces de douleurs que les adultes, en même temps, vivant et revivant leurs souffrances. Mais c'est en fait l'inverse : ce sont les enfants qui vivent, qui jouent dans tous les sens du terme la plus terrible et cathartique histoire qu'ils aient pu imaginer : avec séparation, souffrance, mariage d'Iphigénie loin d'être nubile et pourtant déjà habillée comme une poupée en robe de mariée. Car ces enfants finissent en cape de super-héros pour le garçon, masquée pour la fille, révélant qu'ils ont en fait imaginé l'histoire d'Iphigénie en Tauride pour se distraire et oublier la séparation de leurs parents (un Agamemnon en costume moderne, une Clytemnestre en manteau de fourrure, lunettes de soleil et cigarette froidement incarnés par Sébastien Dutrieux et Chloé Scalese) qui se déchirent sur le plateau et tirent leur progéniture chacun à soi pour en avoir la garde. La proposition est ainsi poignante et éloquente, didactique même (de quoi capter l'attention du public, notamment des nombreux jeunes présents en salle et maintenant leur intérêt).
La metteuse en scène a ainsi fait travailler dans le détail les enfants, et les adultes qui les entourent, notamment les solistes bien sûr mais tout particulièrement les Chœurs de la maison (préparés musicalement par Guillaume Fauchère). Si les voix des femmes ont un vibrato trémulant, c'est aussi en raison de leurs richesses de timbres individuels, de leur implication vocale et physique constante. Chaque choriste a son costume (signé Alessio Rosati) et sa direction. Les femmes en robe de chambre puis bleues délavées avec un fichu sur la tête incarnent des prêtresses telles des carmélites oubliées de tous (dormant à même des nattes au sol dans un immeuble moderne abandonné -décors de Lisetta Buccellato).
Les hommes, appliqués sur le rythme ou sur le jeu alternativement (ou réunis en riche tutti avec leurs collègues féminines) ont le même costume de ville bleu que le vil Thoas. Celui-ci avec sa cravate d'un rouge aussi vif que ses cheveux blonds rappelle immanquablement certains antagonistes, cinématographiques ou réels. La posture et la voix de Pierre Doyen sont à l'avenant de ce personnage : jambes arquées, corps et voix projetées vers l'avant, à l'image de ce caractère rendu uniformément violent et haïssable. Cette violence est aussi vocale, projetée, accentuée, martelée d'aigus percussifs. Le chant tempête et trompette dans le médium aigu, serrant nécessairement au-dessus sous les coups d'une telle intensité.
Cette caractérisation est aussi à l'image de tout ce plateau qui déploie constamment de très forts accents et phrasés accentués (rendant aussi nécessaire l'appui des surtitres). Tous les airs -et même le reste de la partition- deviennent ce soir des moments de bravoure, en fosse comme au plateau (pour assumer aussi la hauteur du diapason moderne choisi).
De la première à la dernière note (et pour chacune entre les deux), Julie Boulianne déploie dans le rôle-titre un investissement de tragédienne lyrique, marquant et appuyant chaque phrasé d'accents et d'élans surtout projetés vers les résonances aiguës (où les intenses vibrations plafonnant illustrent les aspirations et les souffrances). Ses plongées dans les graves en semblent d'autant plus creusées, tout comme, par contraste (et comme pour tout le reste du plateau), les rares passages consolateurs sont d'autant plus réconfortants qu'ils ne peuvent être présentés que dans une superlative douceur, passagère.
Les prêtresses se ressemblent fort, toutes ensemble, déployant le même oxymore d'une vie dans le dénuement et d'une grande richesse vocale. Mais même dans ce contexte, la ressemblance vocale entre Iphigénie et les "deux Prêtresses" ayant des interventions solistes est étonnante. La première, Lucie Peyramaure déploie la même intensité de jeu et de chant, sur une puissante projection sonore avec une prosodie faite d'accents marqués. Assumant également la voix de Diane hors du plateau, son chant se projette toujours mais tourne et se déploie encore davantage, derrière le public et dans les hauteurs, avec un phrasé pointu mais ancré sur le corps et le médium de la voix. La deuxième, Grace Durham, dans ses courtes interventions, a le temps de poser sa voix sur le soutien de son assise vocale, mais aussi de monter vers un aigu voilé de timbre, également vibré.
Oreste n'est jamais en reste : Julien van Mellaerts déploie lui aussi constamment son intensité, aux accents vibrants jusqu'au tremblement, d'un jeu contenu d'autant plus explosif que la voix est projetée avec vigueur. Tout aussi scéniquement guidé et investi que tout le reste du plateau, cet Oreste va jusqu'à gifler Pylade pour le contraindre à ce qu'il se laisse sauver à sa place, et se rendre odieux aux yeux d'Iphigénie afin qu'elle le sacrifie. Même lorsqu'il doit atténuer la voix dans son passage de douceur, qui en devient un sommet par contraste, la ligne reste striée et fortement soutenue sur ses appuis : un glaive vocal dans le fourreau mais toujours épais et tranchant.
Petr Nekoranec en Pylade déploie la grandeur de la "Divinité des grandes âmes, amitié !" qu'il chante. Ses consonnes chuintantes marquent son phrasé qui se déploie en élans intenses et par des épanchements appuyés. Mais son intensité est mise au service de la clarté solaire de l'aigu et même d'une douceur de caractère et de ton (quoique très puissamment projetée). Il fond son vibrato dans la rayonnance du phrasé et du timbre, comme son accent se fond avec noblesse dans sa prononciation française.
Halidou Nombre, à l'unisson du plateau et de la fosse, montre lui aussi la puissance constante de son volume. Ses accents sont tels que ce qui pourrait passer pour une grandiloquence d'articulation devient un lyrisme appuyé. Il montre aussi son agilité, seyant à son rôle de ministre du sanctuaire, en faisant mine (d'une manière fort crédible) de diriger les chœurs afin de souligner la délégation qu'il a pour régenter sœurs et soldats sur cette île.
L'Orchestre maison redouble encore le bouillonnement dynamique du plateau sous la direction fougueuse d'Alphonse Cemin. Comme l'annonçait le Directeur de l'Opéra national de Lorraine dans notre grande interview, Matthieu Dussouillez, sa production est ainsi une précieuse occasion de mettre en avant le travail de cette metteuse en scène mais aussi de ce chef, connu en France mais comme pianiste-chef de chant. Sa direction musicale assume une fougue intense, suivie jusqu'à quelques accélérations par les musiciens. Les coups d'archets tranchent à vif l'acoustique et la partition dans des moments hors du temps, tels des coups de poignard (rappelant plus Psycho), ou bien s'appuient sur les tenues des bois pour se déployer avec tous les pupitres en des phrases se diffusant et tournant élégamment dans l'acoustique de ce beau théâtre à l'italienne.
Après l'entracte, un cube ouvert figure la chambre d'Iphigénie, qui a épinglé sur les murs des dessins, photos et coupures de journaux : là encore une illustration littérale de la recherche, de l'enquête menée pour retrouver son frère. L'immeuble a laissé place à un grand rideau de théâtre en fond de scène qui s'ouvre sur les jeux d'enfants, mais avant cela sur une fresque d'art brut aux couleurs champêtres et avec la vierge Marie (telle une descendante de la pure et victimaire Iphigénie). La clarté didactique de la mise en scène atteint ainsi l'apparence d'un livre de contes pour petits et grands enfants.
Le public applaudit chaleureusement ce spectacle aussi clair qu'intensément incarné.