Xerxès, des confins de l’Empire Perse à la piste de skate de Rouen
Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil, également auteurs de la scénographie et des costumes, ont choisi de transposer l’action de Serse de l’antique vers un univers tout à fait contemporain. Deux frères très différents de caractère s’affrontent pour l’amour de la même femme, la ravissante Romilda. Le premier, le Roi Serse donc, impose sa stature de mâle dominant et sa souveraineté absolue tandis que son frère, Arsamene, propose une vision plus séductrice, plus immédiatement radieuse de l’homme. Deux contre-ténors se partagent les manettes, Jake Arditti dans le rôle-titre et Jakub Józef Orliński pour le second. Un lieu unique voit l’action et les péripéties se dérouler : un imposant skatepark en bois reposant sur une structure métallique occupe l’essentiel de la scène. Des bancs et assises diverses permettent aux interprètes de se reposer ou d’échanger entre deux scènes. Dans cet espace clos, un groupe de jeunes filles et garçons se découvre, se (re)cherche, rivalise et en vient enfin à s’aimer pour conclure au mieux des intérêts de chacun lors de la réconciliation finale et de la fête qui l’accompagne.
Autour d’eux et avec eux, toute une jeunesse s’exprime à travers la pratique du skate -le parvis de l’Opéra de Rouen Normandie étant d’ailleurs un habituel point de ralliement privilégié pour les jeunes de la ville adepte de planche à roulette- mais aussi sur ce plateau de la trottinette, du vélo BMX. Trois semi-professionnels occupent la scène et le skatepark -mais jamais durant les airs- avec une énergie remarquée et un sens de la prouesse qui soulève l’enthousiasme du public rouennais, tout particulièrement des jeunes venus en nombre et par ailleurs d’une tenue irréprochable durant toute la représentation musicale.
Les deux metteurs en scène, sur fond de comédie romantique, créent ici une machine théâtrale nouvelle et moderne qui à aucun moment, ne vient occulter ou défigurer l’opéra de Haendel. Il est permis ainsi d’y retrouver ses aspects à la fois graves et légers. Toutes les scènes sont traitées avec soin et exactitude, même quand le chanteur lui-même déambule sur un skate ou une bicyclette durant un air ou un duo, le tout se trouvant impeccablement éclairé par Rick Martin.
Bien entendu, Jakub Józef Orliński offre quelques figures de break dance dont il s’est fait une spécialité et pour lequel excelle. Pour leur part, les costumes allient le pantalon baggy et le sweat à capuche, tout en utilisant paillettes, dorures et tissus de qualité. En fond de scène, un écran égrène à chaque ouverture d’actes de brèves vidéos (réalisées par Julien Roques, Benjamin Juhel et Timothée Buisson) et interviews de jeunes skateurs rouennais. Elles présentent aussi la déambulation dans les rues de la capitale normande des principaux interprètes : le spectacle s’insère ainsi comme souhaité dans l’univers quotidien de la population.
Jake Arditti s’impose en force dans le rôle-titre, par la solidité de sa voix de contre-ténor, la correspondance des couleurs et sa composition du méchant de service à travers toute une palette de nuances. Seul l’aigu extrême peut encore s’affirmer, se développer pour pleinement finaliser cette composition qui s’ouvre sur une interprétation toute de sensibilité de l’impérissable Ombra mai fu.
Très à l’aise au plan scénique (comme il en donnait déjà un avant-goût aux Victoires de la Musique Classique), virevoltant, toujours souriant et radieux de jeunesse, Jakub Józef Orliński ne semble cependant pas totalement à l’aise vocalement dans le rôle plus aigu d’Arsamene : certains débuts de phrase paraissent abrupts et l’aigu peine à plusieurs reprises (peut-être un contre-coup des demandes physiques du rôle). Les parties ornées, comme pour son confrère Jake Arditti d’ailleurs, s’avèrent cependant convaincues et plus abouties.
Mari Eriksmoen offre à chaque instant la limpidité de sa voix, son agilité, son art du pianissimo et ce legato qui imprègne tout son chant de soprano aux origines nordiques. Avec sa perruque rousse, elle occupe la scène avec conviction et sa Romilda toute de jeunesse attire aisément tous les cœurs à elle.
Sa rivale Atalanta est incarnée par la séduction de Sophie Junker, elle aussi richement virtuose, aux aigus tout en transparence et cependant bien affirmés en projection. Son chant aérien semble comme glisser sur la musique de Haendel pour ne plus former qu’un tout indissociable.
La mezzo-soprano Cecilia Molinari s’empare du rôle plus discret d’Amastre avec beaucoup d’à-propos et d’efficacité. Sa ligne de chant bien installée la trouve à son meilleur dans les aspects plus dramatiques et vaillants du rôle.
La basse Luigi de Donato, spécialiste du chant baroque, déroule sa voix chaleureuse en Ariodate, tandis que Riccardo Novaro, baryton, se charge avec volupté et facilité du rôle bouffe et truculent d’Elviro.
Malgré l’introduction d’instruments anciens -théorbe ou basson baroque- et de deux clavecins pour le continuo, l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie demeure un instrument moderne et puissant, éloigné des ensembles spécialisés qui officient habituellement dans ce type de répertoire de musique baroque. Sous la baguette de David Bates, l’orchestre sonne un peu fort et développe un son dense, très plein, auquel l’auditeur n’est plus guère habitué aujourd’hui dans Haendel. Pour autant, David Bates vient plus que seconder le plateau vocal, couvrant il est vrai à un ou deux moments les voix féminines, mais impulsant une dynamique, une énergie qui s’accorde pleinement avec la mise en scène proposée.
Le public marque sa pleine satisfaction devant cette représentation somme toute peu conventionnelle de Serse mais qui avance comme sur des roulettes.