Andrea Chénier privé de Kaufmann mais pas de succès à Monte-Carlo
Comme l’indique en effet la nouvelle directrice des lieux, Cecilia Bartoli, dans un encart du programme de salle, Jonas Kaufmann qui se réjouissait de chanter pour la première fois dans cette salle, doit déclarer forfait pour raison passagère de santé.
L’équipe scénique, menée par Pier Francesco Maestrini place le drame dans son contexte historique, celui de la Révolution française, à la fois concret et idéal, réaliste et idéologique. La scène, oblique, penchée vers le gouffre de l’inconnu et de l’incertain, est conçue comme un tableau, subtilement animé par la vidéo de Nicolás Boni qui signe également les décors.
Les dorures vers les plafonds côtoient des restes calcinés au sol. Un feu en vidéo embrase le premier tableau, comme pour réduire en cendres cette nature peuplée de faunes, de naïades (gracieuse chorégraphie de Silvia Giordano pour l’Académie Princesse Grace - Ballets de Monte-Carlo) et d’architectures à la Palladio. L’imaginaire rococo d’un Fragonard ou d’un Watteau en passe par l’épreuve du feu, allégorie du passage purificateur du monde ancien au monde nouveau : « La révolution dévore ses fils ».
Drapeaux français, immense buste de Marat, lugubre guillotine font écho aux insertions de Marseillaise, de Carmagnole, et autres refrains de reconnaissance patriotique que contient la partition. Les quatre tableaux passent ainsi d'un paradis suranné jusqu’à l’enfer de la Terreur, en passant par des scènes d’émeutes urbaines, de pillage, de tribune et de tribunal.
Le jeu d’acteur est millimétré jusque dans les tableaux vivants déployés lors des scènes collectives, natures mortes humaines à la David ou Delacroix. Les costumes (Stefania Scaraggi), soignés et tous singularisés, dans leurs tonalités et textures, collent à l’époque comme à la peau des personnages. L’orientation oblique de la scène et du drame sont soulignés par le travail de Daniele Naldi, dont les lumières embrasent les corps dans l’immense creuset de la Terreur (l’inspiration en est encore la peinture).
Andrea Chénier est confié au ténor Martin Muehle. Il porte haut et beau le chant vériste (réaliste italien), dans une succession d’airs redoutables, tous applaudis. Engagement, voire générosité, prestance et sensibilité sont les cartes maîtresses de son incarnation. L’entrée dans le vif du son est marquée par un élan puissant, un coup de glotte appuyé avec force, qui permet à la ligne de s’élancer vers les hauteurs en se tenant en-deçà du cri, tout en parvenant à surfer sur les grandes marées orchestrales, typiques de la partition. Le premier acte est une rampe de lancement, le ténor attaquant ses notes prolongées légèrement par le bas (un peu en-deçà de la justesse), qui viennent s’épanouir dans un parlando de poète, maître de diction et de déclamation.
Le Carlo Gérard du baryton Claudio Sgura tient la rampe, le plateau, voire la fosse, de son immense carrure, à la mesure de son instrument vocal. Le timbre est structuré par diverses strates de fusain, autant de coups de poignard dans la chair du son. Avec projection impériale et souffle de Vulcain, il incarne sur la scène monégasque la figure héroïque et profondément humaniste de l’histoire comme de l’Histoire. Il rejoint musicalement l’orchestre de sa voix souple aux ombres nostalgiques ou de ses éclats militaires, résonnant avec trombone ou contrebasse en fonction de l’évolution de son personnage. Ses grands gestes semblent étirer le son, comme pour davantage inscrire son chant dans le destin.
La Maddalena De Coigny de la soprano Maria Agresta est de la même trempe. Elle est une femme vaillante, liberté guidant le peuple, dans ses voilages de vestale. Le timbre en a la soie, trame limpide ou serrée comme des grains de grenade, tandis que le vibrato frissonne, afin de construire une précieuse palette d’émotions. La nervosité devient majestueuse, tragique, jusqu’à la transfiguration de la mort en amour qui clôt le dernier tableau. Les « a » ouverts, de jeune fille, se lestent de la gravité des « e », dans la ferveur et le sacrifice amoureux. Elle joue avec les couleurs pastel de l’orchestre, par touches de pinceau, précieuses éclaboussures que le chef extrait avec elle et pour elle de sa phalange. Ses aigus pianissimi, filés, arrêtent le temps, dans la prière innocente de l’amour, dans la demande de protection.
La Bersi de la mezzo-soprano Fleur Barron présente, de sa voix longue, un beau dégradé d’ambre et de miel. Elle est cette âme bienveillante, enveloppante, autre version de femme vaillante, dont quelques consonnes viennent porter de brefs et nécessaires instants de hargne, en rebonds avec l’orchestre. Son souffle vocal à la légèreté de brise vient exprimer sa tendre humanité.
La Comtesse de Coigny de l’autre mezzo-soprano Annunziata Vestri campe la mère, le passé, l’ancien monde, avec un instrument volontairement saisissant, entre registre de tête et de poitrine, timbre rauque ou acéré. Deux langues différentes semblent émaner de sa bouche, assumant une claudication lyrique de grand artisanat, tandis que son jeu scénique tient de la performance dansant devant les flammes, avant que son personnage s'évanouisse dans les braises de la Terreur.
La Madelon de Manuela Custer sait prendre le temps de son bref rôle lors de sa complainte, avec la complicité du chef d’orchestre. Elle enrobe son intervention, de l’aigu fragile, au médium de violoncelle, d’un silence lourd, qui exprime le sacrifice consenti au nom de la République.
La basse Alessandro Spina compose un Roucher à la faconde heureuse, à l’expression joviale, au legato serein, au timbre cendré.
Les seconds rôles masculins sont nombreux, qui tous, tiennent leur rang, avec le Fléville nocturne d’Andrew Moore, le Fouquier-Tinville sentencieux de Giovanni Furlanetto, le Mathieu toujours aux aguets de Fabrice Alibert, l’Incroyable stylisé de Reinaldo Macias, l’abbé sonnant de David Astorga, enfin le rôle double, également ombrageux de Dumas et Schmidt d'Eugenio Di Lieto.
La direction musicale de Marco Armiliato, aux commandes de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, est informée. Seule l’extrémité agissante de sa baguette se laisse entrevoir, mais il tient sa phalange de main de maître, en suscitant des différents pupitres un kaléidoscope de textures, de couleurs, avec une mention spéciale pour les cuivres et les plages musicales, au sable chaud, des violoncelles.
Le Chef du chœur de l’Opéra de Monte-Carlo, Stefano Visconti, obtient des effets quasi stéréophoniques des différents pupitres, qui occupent, en peuple sanguinaire, mais sans lourdeur, le plateau.
Un public conquis, en ce dimanche de première, applaudit avec une émotion palpable ce spectacle en cinémascope, au propos grave, dans lequel l’amour humain a le dernier mot.