Lucia di Lammermoor à Nice : « De la malédiction au grand succès »
Bertrand Rossi, Directeur de la maison d’opéra niçoise, fait une allocution avant le spectacle, qui est pourtant la troisième représentation de cette coproduction avec le Teatro Verdi de Pise. Il en délivre progressivement la raison, ménageant le suspense et plongeant les spectateurs dans une histoire vraie et dramatique. Il y a, à l’Opéra de Nice, une malédiction « Lucia ». L’incendie de l’ancien Théâtre de Nice, en 1881, qui aura fait une centaine de victimes, a eu lieu lors d’une représentation de cet opera seria. Cette production aura, quant à elle, dû souffrir des conséquences du Covid en 2020 et 2021 (par des annulations). Mais ce n’est pas tout. La veille, c’est au tour de l’interprète d’Edgardo, souffrant, de déclarer forfait. Il faut immédiatement trouver un ténor, qui connaît le rôle, qui est disponible et qui n’est pas loin. Il s’avère que l’époux de Kathryn Lewek, Zach Borichevsky, assiste aux répétitions et a chanté le rôle aux USA, huit ans auparavant. « Les deux chanteurs se sont justement rencontrés en 2015 pour chanter cet opéra, sont tombés amoureux et ont eu deux enfants » précise Bertrand Rossi, sous les applaudissements du public. Le ténor aura, depuis la veille, travaillé d’arrache-pied sa mémoire, sa voix, son personnage, essayé un costume (pour l’adapter à sa grande taille) afin, comme le souhaite Bertrand Rossi de « transformer la malédiction niçoise de Lucia en grand succès ».
Se mettant au service de cet enfermement, de cet étouffement de l'intrigue, la scénographie (d’après Allen Moyer) resserre le plateau sur un rectangle noir, réduit parfois par des tentures qui tombent des cintres, rehaussé par une estrade, et parsemé, à l’avant-scène comme en rideau de fond, de pierres tombales, très visiblement en carton-pâte.
Les lumières, travaillant les obliques par des tonalités blafardes, le vert de gris étant dominant, sont ajustées avec une main claire et glacée par Nevio Cavina. Elles se nimbent d’un doré onirique lors de la scène de la folie, sinon tout l’opéra se passe dans les limbes, l’esprit brumeux de Lucia, au romantisme noir.
Les costumes (Atelier Farani) sont des marqueurs sociaux empesés : redingotes, plastrons, bottes, hauts de forme côté messieurs, robes corsetées, tenue de mariée, voile linceul ou camisole chez les dames. Le blanc et noir se marie à quelques éclaboussures de couleurs, des teintes passées, surannées, vêtant les dames du chœur, lors des deux scènes de liesse populaire, vite interrompues.
Le jeu d’acteur est tracé comme une épure, mettant l’emphase subtile sur les gestes de pouvoir, de violence, de salut, d’amour, ancrés fermement dans le réel ou hallucinés. Les prises d’espace des personnages et des chœurs sont précises, avec une dominante : la déambulation lente, cortège funèbre permanent, d’une mort toujours-déjà-annoncée.
La distribution est mouvementée mais repose sur un engagement sans faille de l’équipe distribuée et redistribuée, trouvant son noyau le plus dense lors du sextuor de l'acte II. La Lucia de la soprano colorature américaine Kathryn Lewek offre une composition physique, vocale et expressive en un concentré d’émotion et de sensibilité, de la pyrotechnie colorature (suraigus, trilles, vocalises) au dramatisme quasi-vériste (réaliste en bribes de paroles, cris, soupirs et chuchotements, ébauches d’onomatopées). Tout un répertoire précieux est réuni lors de la scène de démence. Sa présence physique, dans les costumes qui l’entravent, est forte, vaillante. Son timbre réunit la fleur et le fruit du cerisier, éthéré et pulpeux avec, autour du noyau dur de son métier, un cantabile (chantant) animé de vibratos légers. Ils viennent strier l’air comme de petits avions de papier.
L’Alisa de la mezzo-soprano Karine Ohanyan, d’origine niçoise, est bien cette confidente de douce présence, au timbre couleur feuille d’automne, à la trame chaude, à l’ombre rassurante, toujours bien à sa place dans les ensembles.
Dans cet opéra d’hommes gravitant autour d’une prima donna, l’Edgardo de Zach Borichevsky (remplaçant Oreste Cosimo) déploie beaucoup d’authenticité, en offrant, en premier lieu, son physique altier, prenant bien l’espace alentour, de bottes en cape. Le personnage est bien en place, tant le chanteur en est imprégné. Le timbre est à son aise dans les récitatifs bien déclamés, ou dans les moments de courroux, nombreux dans cet opéra de colère. Le timbre peine à s’illuminer et à s’élargir derrière les volets de son instrument et la voix frôle le patinage dans la scène du suicide, ce qui, finalement, est plausible. Le métier, le style, l’engagement et le courage du sauveur du spectacle sont particulièrement applaudis : « Chapeau l’artiste », comme le saluera bien bas le chœur masculin, avec ses hauts de forme.
L’Enrico du baryton bulgare Vladimir Stoyanov, qui remplace également, mais au pied un peu moins levé que son adversaire, Mario Cassi, propose un personnage au belcantisme de grande tradition, personnage de tragédie, hissant et portant haut le verbe et ses inflexions vocales. L’intention et le souffle sont premiers, qui définissent les phrases. Le timbre et la justesse qui les colorent sont seconds, mais non secondaires. Le vibrato qui anime avec emphase, gravité et parfois tremblement ses voyelles, n’empêche pas le personnage et le chanteur d’être droit dans ses bottes, y compris dans la machination machiste.
La basse Philippe Kahn déplie un personnage du confesseur Raimondo de grande ampleur. L’instrument est agile, ce qui n’est pas si courant dans l’univers des voix si graves. Il lui permet d’intervenir dans l’action, en majesté, mais surtout de relater, en humanité, et avec toutes les nuances requises, le crime de Lucia.
Arturo plastronne bien avec Maurizio Pace, époux pressant, figure de notable napoléonien rehaussé d’un bicorne, toujours un peu carnavalesque, en particulier dans cette nuit niçoise. Le chant, affecté et nerveux, est brodé de galons reluisants, qui ténorisent avec un vibrato serré. Le ténor Grégoire Mour fait un peu les frais de l’appareil scénique, qui encoffre les corps et les voix. Mais il s’en affranchit, en Normanno qui manipule, donnant au style et aux mouvements d’acteur la tenue nécessaire à son personnage décisif, premier grain de sable dans le processus démentiel.
La direction du chef Andriy Yurkevych, qui entretient les moments paroxystiques de la partition avec de grands rebonds, installe les silences lourds d’où la musique provient et s’engouffre, sur les limites de la scène et de la fosse, de la raison et de l’hallucination. Mais de cette pesanteur surgit un tissu orchestral qui enveloppe subtilement les parties vocales, de manière sourde ou brillante, moelleuse ou acérée, comme un deuxième voile. Les tempi sont également à la mesure de ces silences, et s’adaptent à la respiration des chanteurs. Même les parties purement instrumentales tiennent compte de la dimension organique de la scène et de ses lents déplacements.
Se construit, dans la fosse, un grand catafalque, tapissé de feutre noir (les timbales), au cloutage acéré (les cuivres), également accompagné par des chants de pleureuses (les cordes) qui viennent consoler les vivants. Des moments solistes ou duettistes sont impeccablement exécutés : annonce de la harpe, discussion de la clarinette, prolongement de la flûte, longueur du violoncelle : l’Orchestre Philharmonique de Nice est sonore, raffiné et impliqué.
De même en est-il du Chœur de l'Opéra Nice Côte d'Azur, préparé par Alessandro Zuppardo, qui se montre, dans cet opus, comme un grand haut-parleur des émotions humaines, venant commenter ou participer à l’action. Le grain obtenu est quasi Verdien, avec ses vastes rouleaux et ses pointes.
Le public salue avec entrain et ténacité les forces du théâtre, conscient d’avoir débarrassé la maison niçoise de sa funeste malédiction.