Al(agna) Capone aux Folies Bergère
Roberto Alagna franchit un nouveau pas dans sa riche carrière, un pas qui, selon ses dires, s'inscrit dans la continuité de son parcours artistique. Après le succès de son retour tant attendu à La Scala de Milan en octobre dernier, il fait ses débuts dans l’univers de la comédie musicale en incarnant le fameux gangster américain Al Capone. Cependant, les différences sautent aux yeux, à commencer par le rythme des représentations et les logiques économiques : si un spectacle d'opéra dépasse rarement une dizaine ou quinzaine de représentations (dans une série), Alagna s’est engagé dans ce projet -sans alternance annoncée dans son rôle- pour 90 représentations, de janvier jusqu'en mai, avec six représentations chaque semaine, en cinq jours (deux le samedi). Certes, l'engagement est moins épuisant vocalement grâce à la sonorisation des voix et des instruments, mais l'intensité de l’artiste même avec micro est loin d'être légère. Comme dans d'autres projets contemporains de sa carrière (Marius et Fanny de Vladimir Cosma et Le dernier Jour d'un condamné, de son frère David), le ténor s’est également impliqué dans l'écriture vocale du rôle qu'il crée, mais celui-ci parait en l'occurrence plus grave par rapport à sa tessiture naturelle.
Le créateur de ce spectacle est Jean-Félix Lalanne, qui assure à la fois la musique et le livret. Écrit pendant le confinement, ce "plus grand projet de [s]a carrière" est l’occasion d’aborder un sujet qui le passionne depuis son enfance, mettant en scène la rivalité historique entre Al Capone et l’inspecteur Eliot Ness au temps de la prohibition (interdiction de la vente d'alcool) à Chicago dans les années 1920. La trame dessinée s'articule autour du personnage de Rita, la sœur de Capone, éperdument amoureuse de son rival Ness (et réciproquement), la femme s'imposant entre les deux protagonistes et atténuant la haine. Cette histoire (fictive) s'inscrit dans la lignée de grands titres lyriques, où un amour proscrit entre les membres de deux camps en conflit s'entremêle (comme Aïda entre autres). Ces "Roméo et Juliette de Chicago" ne vivent pourtant pas un dénouement tragique : l'intrigue habilement construite et dont nous présentons le mystère final dans la parenthèse à la fin de ce paragraphe, propose un aperçu de la psychologie des personnages principaux, d’une manière dramatiquement graduée jusqu’à finir sur un sommet de suspense avec les deux rivaux en duel (sans savoir quel en est le dénouement).
Côté musical, Lalanne assemble les solistes d'univers différents et s'adapte à leurs propres sensibilités musicales. De multiples variantes du jazz dénotent les années folles américaines : swing, boogie, charleston ou dixieland au son du banjo et dansés plongent le public dans l'époque. Airs rock, pop, opératiques : chaque auditeur y retrouve son compte. Si cette variété est d'un côté une richesse et porteuse de valeur ajoutée au spectacle, le choix a clairement été fait de ne pas choisir un style clair et déterminant. Malgré tout, cette comédie musicale fait preuve de cohérence surtout grâce à un orchestre infaillible qui surplombe le plateau. Précis tel un chronomètre (sa rigueur ferait croire qu'il s'agit d'un enregistrement), les instrumentistes dirigés par Philippe Gouadin s'accommodent aux changements de styles en restant synchronisés avec les chanteurs. Le son des cuivres teinte avec délice les parties jazz, alors que les cordes, bien que synthétiques (jouées sur les claviers), vont solidement de pair avec la contrebasse acoustique (la plupart du temps pincée). L'ensemble vocal masculin, polyvalent dans leurs rôles, présente des voix juvéniles, agiles et solidement sonores, tandis que le chœur féminin, malgré la tendresse du ton et la rythmique marquée, manifeste des soucis de clarté du texte, problématiques pour la dramaturgie en place.
La tête d'affiche de cette production, Roberto Alagna interprète avec aisance le rôle-titre d'un parrain d'organisation mafieuse sans scrupules et dangereux, mais aussi d'un homme tendre envers sa petite sœur Rita. Forcément, les chants en langue transalpine évoquant l'enfance du protagoniste et ses origines napolitaines résonnent avec les origines siciliennes de Roberto Alagna et rendent cette prise de rôle encore plus convaincue. Le ténor d’opéra Alagna s'adapte habilement à cet environnement vocal : il mesure son émission afin d'éviter le déséquilibre sonore que son appareil vigoureux produirait en rapport à ses collègues sur scène. L'effet de sonorisation (micro collé à la tête) ne lui permet pas de pousser pleinement les notes du registre aigu auxquelles son ténor est accoutumé, mais il peut recourir à la voix pleinement poitrinée dans les scènes de haute intensité dramatique. Sa partie est en effet inhabituellement basse (s’approchant de celle d'un baryton) mais au profit de la clarté qui est au rendez-vous, notamment la prononciation en français et italien, nette et compréhensible, sans excès de vibrato dans la projection. Il préfère chanter en récitatifs ses dialogues, pour mieux les aligner au style de ses airs mélodieux toujours comblés de lyrisme.
Doté d'une longue expérience en comédies musicales (connu surtout pour avoir chanté “Le Temps des cathédrales” dans Notre-Dame de Paris), le québécois Bruno Pelletier joue "L'incorruptible" inspecteur Eliot Ness qui enquête sur Al Capone. Son aspect sérieux le rend plus convaincant en policier qu'en amoureux, quoique ses numéros solistes abondent en notes pleines de douceur et d'affection. Son timbre sombre et quelque peu étouffé, sans trop ouvrir la bouche, offre une sonorité réservée au départ. La suite déploie un plus grand épanouissement vocal, son phrasé de rockeur envoûtant le public par ses puissantes cimes et l'articulation éloquente, le tout récompensé par de grands applaudissements. Quoique son dernier duo avec Roberto Alagna soit moins harmonieux du côté rythmique, il finit la soirée en pleine forme.
La chanteuse française d'origine indonésienne, Anggun interprète la maîtresse de Capone, Lili, gérante d'un cabaret-maison close. Elle s'investit pleinement dans la peau de cette femme séductrice mais malheureuse d’un amour inassouvi. Elle danse avec élan et précision sa chorégraphie (de Caroline Roëlands), et chante en même temps. Son énergie illumine le plateau et ses robes à paillettes la font briller en vedette du show. Cependant, elle montre des limites vocalement, son appareil étant un peu rauque (bien que précis) et les notes poussées, notamment les aigus, avec même des soucis de justesse. Elle s'efforce de rivaliser avec le volume d'Alagna, avec microphone et avec peine, bien qu'elle sache solidement phraser sa ligne mélodique.
La véritable héroïne du spectacle est alors la Rita de Kaïna Blada. La soprano présente une voix douce, aiguë et légère, sans trop de force mais avec une pureté cristalline. La clarté vocale égale celle du texte, tandis que son timbre juvénile traduit le caractère d'une fille pure, simple et un peu naïve, jouée avec virtuosité.
Thomas Boissy campe le rôle de Franck, le frère du parrain Capone. Il est un "Machine gun" (mitraillette) investi dans la cause du business familial mais jaloux de Rita et de sa relation privilégiée avec Al. Il met lui aussi une énergie dans sa voix de rockeur lumineuse et bien projetée, avec une prononciation nette et vibrante.
Le directeur des Chorégies d’Orange et sortant de l'Opéra de Monte-Carlo, Jean-Louis Grinda assure la mise en scène. Les décors (Éric Chevalier) s'inspirent des tableaux d'Edward Hopper ("Office at Night"), notamment le bureau d'Elliot Ness, des cabarets des années folles et de l’architecture de la ville américaine, optant toujours pour des solutions pragmatiques avec des murs tournants et se repliant pour gagner en espace. Les costumes (de David Belugou) à rayures et chaussures noires et blanches, ainsi que les danseuses aux perruques et robes satinées plongent le spectateur dans l'époque sur le fond de charleston. Les mouvements d'acteurs sont clairs et sans ambiguïtés, mais la présence et le rôle des trois chanteuses en robes noires/blanches (comme une sorte d'ombres et spectres) reste un peu floue.
La soirée se termine en fête et en danse, avec deux rivaux tels les meilleurs amis aux saluts, couverts par un torrent d'applaudissements.