Voyage d'hiver avec Peter Mattei et David Fray au TCE
En cette saison 2022/2023 du Théâtre des Champs-Élysées, le pianiste David Fray a "Carte blanche" et même trois (en autant de concerts programmés par le théâtre), que l'artiste répartit entre récital solo et musique de chambre. Pour ce premier rendez-vous des trois, il donne place à la voix, celle de Peter Mattei, interprète qui revient ainsi dans la capitale française un an après son succès en comte Almaviva (Les Noces de Figaro) au Palais Garnier. Le vaste répertoire du baryton suédois s'articule principalement autour de la musique germanique (mais pas seulement) et s'étend de Mozart jusqu'à Wozzeck (chanté récemment au Met) ainsi que la musique contemporaine, en passant par Wagner et ses mémorables rôles d'Amfortas (vu à Paris en Parsifal à Bastille) et de Wolfram dans Tannhäuser. Le moment est arrivé en 2019 d'élargir son registre lyrique tout en préservant le registre linguistique : l'art du Lied allemand et son sommet – le cycle Winterreise de Schubert, qu'il avait gravé au disque et présenté en tournée aux côtés du pianiste Lars David Nilsson.
Dès la première note de "Gute Nacht" (Bonne nuit), il envoûte visiblement la salle par son timbre satiné et la tendre expressivité de son phrasé, non pour autant dénuée de drame et de théâtralité sonore. La prosodie reste au cœur de son interprétation, marquée par ses consonnes allemandes roulées et en insufflant aux phrases allitérées netteté et sens. Cette prononciation soigneusement travaillée s'adosse à la longue expérience des rôles wagnériens, et brille tantôt dans les chants récitatifs (Le Tilleul) que plus mélodieux. La cadence rythmique est quelquefois moins prononcée au profit de l'esprit de la mélancolie et par ailleurs du pathos tragique que Mattei met en avant, sans toutefois glisser dans la démesure.
Sur le plan technique, Mattei maîtrise entièrement son engagement en mesurant la force et le souffle qui lui permettent de préserver le même niveau d'énergie tout au long de ce récit poétique. Son émission est finement dosée et au service du fil dramaturgique : la vigueur du registre poitriné ou la caressante voix de tête rendent avec conviction l'incarnation de plusieurs personnages au sein d'un poème et la variété d'émotions qui en émane. Cette intimité renforcée par les lumières sur scène ne s'oppose aucunement au rayonnement sonore dans toute la salle, avec une projection de voix droite mais légèrement teintée d'un vibrato délicat. Sa tessiture couvre avec pleine aisance la vaste portée de la ligne mélodique, notamment la basse charnue et chaleureuse qui résonne, attaquant avec une petite réserve les aigus touchant la bordure supérieure de sa gamme, parfois serrés. Les traversées entre registres sont lisses, notamment les passages arpégés comme dans "Wasserflut" (Inondation), marquant avec éclat sa musicalité dans les tempi lents.
Dans une posture plutôt décontractée, installé sur une chaise à dossier et mettant au sol les feuilles de partitions, David Fray joue pourtant avec une grande précision et clarté sonore, bien que le début paraisse un peu embrumé par l'usage de la pédale. Concentré et inébranlable malgré des sonneries de téléphone dans la salle, il assure l'équilibre entre le piano et la voix, mais aussi au sein de sa propre partie. Le tissu polyphonique est savamment conduit (comme dans "Erstarrung" – Engourdissement), tandis que le toucher s'avère à la fois élégant et tendre, mais aussi poignant dans les moments dramatiques et tragiques qui insufflent sa couleur sombre à ce cycle.
Sur les notes obstinées (ostinato) et ténébreuses de "Der Leiermann" (Le joueur de vielle), le concert s'achève par une salve d'applaudissements adressée aux artistes qui, au grand dam du public, quittent la salle sans offrir un bis.
"j'ai vu trois soleils dressés dans le ciel" Peter Mattei - David Fray & Schubert Winterreise pic.twitter.com/Ho1TinqpYH
— Rodolphe Bruneau-Boulmier (@RodolpheBB) 26 janvier 2023