D’Ams-Terre-dam à la lune avec le BarokOpera
Pas besoin de dromadaire, de canon démesuré, ou d’éruption volcanique dans la version proposée par le Barokopera Amsterdam de ce Voyage dans la Lune, pour retrouver l’esprit de cet opéra bouffe féerique (chanté en français) réunissant dès son époque un large public séduit par un spectacle scénique, musical et chorégraphique : le tout avec la patte d’Offenbach sur les romans de son ami Jules Verne. Une bonne dose d’imagination et de fantaisie sont les ingrédients de la version compactée ici proposée. Le parti-pris est aussi de réactualiser l’œuvre, notamment en adaptant les dialogues parlés et en les réduisant à un quart d’heure, et d’introduire un narrateur permettant de condenser plusieurs scènes. Et même si ces textes sont en néerlandais, ils demeurent universellement compréhensibles par les intonations et les mimiques que reprennent les chanteurs-acteurs. Quelques personnages sont également supprimés, pour réduire les protagonistes au nombre de six (trois terriens présents tout du long et trois sélénites qui assurent dans la première partie sur Terre des fonctions d’astronome, forgeron ou encore les sujets du roi V’lan).
Cette liberté s’étend même dans le choix et l’ordre des scènes mais l’ensemble reste cohérent. Le marché aux femmes se réduit à une simple péripétie justifiant la fuite du couple d’amoureux, la descente dans le volcan suivie de son éruption sont éclipsées pour un dénouement plus réjouissant (le roi Cosmos mange une pomme et découvre l’amour, puis rend la liberté aux terriens).
La trame se concentre ainsi sur le désir du Prince Caprice d’aller sur la Lune puis la découverte de l’amour par les sélénites. L’humour est parsemé tout au long de la performance, comme ces astronomes confondant bouteilles de vin et télescopes, ces forgerons utilisant balais et brosse en guise de marteaux, cette fête de Carnaval loufoque chez les sélénites, où les terriens qui débarquent sont pris pour des « carnavaleux ». Le public rit lorsque le Roi Cosmos édicte que l’amour (interdit sur la Lune) est une maladie et qu’il faut confiner ceux qui en sont atteints.
La petite scène du Théâtre De la Mar est bien exploitée par le metteur en scène Bram De Beul : avec d’une part l’espace terrestre divisé entre les six instrumentistes -violon, flûte, clarinette, violoncelle, piano et harpe- et les six chanteurs (chacun ayant son terrain d’intervention), et d’autre part les deux acrobates du duo VILJA (Renske Endel et Bram de Beul), en apesanteur, qui investissent l’espace en hauteur avec trapèze et ruban : gracieux, légers, aériens, impressionnants.
Les projections vidéo avec cette lune immense trônant au-dessus des musiciens ne sont pas sans rappeler le film homonyme de Georges Méliès. Conçues par Ben de Keyzer, elles assurent une fluidité dans le déroulement du spectacle en suggérant les différents lieux, le voyage en « canon » dans l’espace et les atmosphères comme la tempête de neige signifiant le changement brutal de saison sur la Lune.
La Directrice artistique Frédérique Chauvet a fait appel à une troupe de chanteurs-acteurs investis enchaînant airs, duos, trios et chœur entier à un rythme effréné garantissant une musique joyeuse et des refrains accrocheurs. Les trois personnages de la Terre sont interprétés tout au long de l’œuvre par les mêmes chanteurs. À Pieter Hendriks revient le rôle du Roi V’lan. De sa voix de baryton bien ancrée au timbre léger bien adapté à l’opérette, il incarne un souverain débonnaire, las de gouverner et pressé de donner la couronne à son rejeton de fils. Ce dernier répondant au nom de Caprice, n’a pas l’apparence de Tintin mais celle d’un désinvolte aux allures de dandy en costume blanc, interprété par la soprano Wendeline van Houten (respectant ainsi le choix d’Offenbach qui avait confié ce rôle travesti à la chanteuse Zulma Bouffar). Sa voix séduisante à la diction précise et ciselée possède de riches couleurs, un vibrato léger et des aigus rayonnants. Son jeu théâtral va du libertin capricieux à l’amoureux transi devenu un pierrot lunaire. Microscope est campé par le ténor Jacques de Faber. Sa voix au timbre clair se nuance subtilement pour interpréter ce savant corrompu, toujours soucieux de garder les pieds sur terre en se remplissant les poches de cailloux après avoir testé les lois de l’apesanteur dans un numéro d’acrobatie.
Côté lune, le rôle du Roi Cosmos est confié au ténor Mattijs Hoogendijk . Avec l’aisance d’une diction soignée, sa voix claire se colore à l’image de son costume de carnaval. La fantaisie qu’il incarne est en opposition avec le domaine sur lequel il règne, société déjà étrangement orwellienne où l’amour est interdit, les femmes des objets utilitaires ou de luxe, les médecins enfermés, la justice inexistante. Sa fille, la Princesse Fantasia, interprétée par Nathalie Denyft, décroche la lune par un chant constellé d’aigus. Le sourire dans la voix, le timbre acidulé comme la pomme qu’elle va croquer rend son personnage irrésistible. Le duo des pommes avec Wendeline van Houten est un moment d’une grande émotion où les deux voix se marient. Enfin, Hansje van Welbergen est une sémillante Reine Popotte, comédienne accomplie assurant ses quelques interventions chantées d’une voix de mezzo homogène à l’émission vibrante, compréhensible (tout comme l’ensemble des chanteurs de nationalité néerlandaise).
À la baguette (et aussi à la flûte), Frédérique Chauvet dirige sa petite troupe de talentueux musiciens enchaînant les différents morceaux avec l’unité et l’entrain nécessaires à ce type de répertoire. Dans cet arrangement de la partition qu’elle a conçu, le piano et la harpe s’accordent une marge d’improvisation, un peu comme dans un continuo baroque. La harpiste Marjan de Haer introduit également des effets électro-acoustiques pour des « improvisations lunaires électro ». Le clarinettiste Diederik Ornée offre un moment onirique comme tout droit sorti d’un tableau de Chagall, s’envolant et jouant en flottant au-dessus de la scène, en symbiose avec l’acrobate.
Le public venu en grand nombre découvrir cette œuvre presque inconnue (qui n’a connu un regain d’intérêt que très récemment dans l’Hexagone), réserve une longue ovation à la troupe, une fois redescendu sur Terre. De quoi continuer à viser la lune et relancer ce voyage, le format du spectacle choisi par le BarokOpera lui permettant de jouer dans une diversité de lieux pour un large public (ce sera le cas avec la suite de sa tournée aux Pays-Bas, avant la France et plus particulièrement la Bretagne pour une série de représentations à partir de fin avril).