Cecilia Bartoli inaugure son mandat de Directrice à l'Opéra de Monte-Carlo en incarnant Alcina
Cette production inaugurale, d'année et de mandat, conjugue les Premières au pluriel car cet opéra est présenté pour la première fois en version scénique à Monaco. Le choix s'impose néanmoins avec la force de l'évidence tant il permet de mettre à l'honneur les enchantements du théâtre et de la voix, la magie de cet art et les vocalises de Cecilia Bartoli. La mise en scène met même cela en scène, avec un théâtre dans le théâtre, les peintures et dorures de l'un répondant à celles de l'autre : la scène à la salle.
Les sortilèges se font ici scénographiques et musicaux. Les décors légers de Johannes Leiacker, dans le style de ciels à la Tiepolo ou accostant sur les Isles joyeuses de Watteau, montent et descendent des cintres, tout comme des décors de carton-pâte. Les coulisses triviales, arrières-scènes emplies de cordages et de tréteaux sont également visibles : montrant aussi la machinerie s'accomplir, indiquant déjà un envers du décor. Car le metteur en scène Christof Loy (connu de la Principauté pour avoir réalisé, avec Bartoli déjà, en 2019 Ariodante, autre opus de la trilogie inspirée par l’Orlando furioso) questionne aussi la fin de l'enchantement, une fois sorti du théâtre, dans notre monde moderne. Ici, les coups de baguettes magiques peuvent être des coups de pistolet.
Les personnages évoluent pleinement et en liberté dans leur quête frénétique d’expérience amoureuse mais parmi eux, certains sont déjà en tenues modernes (et même les protagonistes ont des tenues modernes sous leurs costumes d'opéra).
Les costumes d’Ursula Renzenbrink sont ainsi pluriels, d’époques : celle du compositeur et celle d’aujourd’hui, côte-à-côte et même superposées. D’autant que les travestissements de l'intrigue donnent ici lieu à des séances d’effeuillage et d’échanges vestimentaires.
Les lumières de Bernd Purkrabek se font fluides et dorées, précises et froides, pour souligner ou nimber subtilement les moments surnaturels ou d’interaction essentielle entre les personnages. La chorégraphie de Thomas Wilhelm est adroitement stylisée, passant des entrechats de basse-danse baroque à l’effervescence du music-hall, bas et haut du corps étant savamment mobilisés par six danseurs avides de mouvements, de plaisirs et de gestes étroitement inclus aux soubresauts du drame (Philippe Jaroussky s'est même physiquement entrainé à les suivre de quelques mouvements).
Alcina est tout naturellement incarnée par Cecilia Bartoli, La Bartoli, comme aime à le susurrer le public monégasque, Sa Bartoli aussi maintenant qu'elle dirige leur opéra. La voix est longue, souple, élastique, jamais détimbrée, toujours audible. Elle joue et use de ses vocalises comme d’un instrument de maléfices, en parfaite synchronisation avec son orchestre, qui la suit, mot à mot, pas à pas, tout du long. Ces vocalises s’incarnent et se chargent d’affects : amour conquérant, haine jalouse, puis même autodérision lorsqu'elle ose pousser cet esprit de distanciation de la mise en scène jusqu'à une mise en abyme de la diva-sorcière (résonant avec ses perruques, costumes, et par ses gestes se recroquevillant, se déformant, se vieillissant tandis que la voix reste toujours emplie de ses roulades vengeresses). Tout au long de ses airs de bravoure, elle énumère avec naturel toute une rangée d’émotion, qui s’aiguise et se replie, avec un art de la reprise de l’air (da capo). Ces répétitions ne sont pas des redites, grâce à ses ornements vocaux qui ne sont pas décoratifs : ils se chargent à nouveau d'une émotion maturée, le timbre et le caractère s'affirmant encore davantage.
Le Ruggiero de Philippe Jaroussky semble se jouer de tous les tours de prestidigitation que subit son personnage : par ses costumes, son jeu et sa voix, il se métamorphose d’acte en acte, depuis la farce, caricaturée, jusqu’à la gravité, moralisatrice. Dans ces deux états, le chanteur se délecte, toujours maître de sa posture, stylisée, à la manière baroque. Ses vocalises sont gonflées à l’hélium tandis qu’il cloute avec des graves éruptifs les grandes phrases de sa ligne vocale. Il se surpasse en terme d'expressivité vocale (notamment par ses glissandi sur les accents toniques de l'italien). L’athlétisme de son rôle, en osmose avec la danse, confère à ses lignes vocales une puissance gestuelle et le timbre évolue ainsi d'acte en acte, d'abord pincé, puis vigoureux et langoureux.
La Morgana de la soprano Sandrine Piau, sœur d’Alcina, est un contrepoint léger et heureux au drame. Elle est engagée physiquement dans ce rôle presque bouffe avant la lettre, de harceleuse-amoureuse, aussi instable que savoureuse. Son instrument, vif et agile, égaye toute la scène, avec ses vocalises souples, aériennes et précises, dévidant ses chapelets de perles fines, babillages charmants, moments de pureté et de dépouillement. La longueur de souffle se déploie à la mesure du texte et du rythme des harmonies notamment dans son échange concertant avec le violoncelle solo.
Bradamante est incarné par la mezzo Varduhi Abrahamyan au timbre lumineux mais ourlé de grave. Elle trouve immédiatement sa place sur le plateau et s'y épanouit, elle aussi, au fil de ses effeuillages et transformations costumières, d’acte en acte. De sa gorge moussue naissent des vocalises et des affirmations solides, pleines et emplissant l'espace acoustique de leurs profondeurs charnelles, d’emblées reconnaissables, telles des signatures vocales.
L’Oronte de Maxim Mironov est altier, en militaire comme en homme ordinaire. Dans la première incarnation, il prête à son personnage une diction nerveuse, souple et efficace, qui s’insinue avec insistance dans l’oreille et l'esprit de ses partenaires. Sa voix de ténor perd en présence et décibels dans l'aria soliste, mais comme s'il voulait trop souligner le propos de la mise en scène : l'évolution progressive du drame vers la modernité d'un monde sans magies ni splendeurs illusoires.
Le Melisso de Peter Kálmán prend racine dans le grave rocailleux de son baryton-basse et dans son ancrage sur le plateau scénique. Il ne se contente pas de dicter sa loi aux âmes égarés du drame (tel le Commandeur), il la parsème de suavité et de souffle vital, qui donnent réalisme et épaisseur à son incarnation, toujours ronde comme une patte de velours.
À rebours des représentations traditionnelles de l'angelot, Cupidon est ici volontairement vieilli, ridé et hiératique. Incarné par la performeuse Katharine Sehnert, le personnage parfois apuré, parfois tentant d'interagir, de consoler, ajoute à l’inquiétante étrangeté du spectacle en se posant à côté de tel ou tel protagoniste. Elle finit recroquevillée, rangée dans une malle : Amour n'a plus sa place.
La direction musicale de Gianluca Capuano est constamment complice avec Les Musiciens du Prince-Monac, voire initiatrice de ce qui se déroule sur scène. La basse continue, épine dorsale de la musique baroque est impeccablement synchronisée, ses grappes sonores semblant sortir de la bouche des personnages, dans leurs récitatifs. Les longs trilles de clavecin viennent exalter les textures, tandis que violon (pour Alcina) et violoncelle (pour Morgana), en solo, s’offrent en miroir aux méditations les plus intimes des personnages, telles des voix intérieures de la conscience. Les grands soufflets sont également au rendez-vous, cordes et vents, y compris cuivres, réunis, tandis que les percussions tonnent leurs orages cinématographiques.
Le public applaudit longuement le spectacle dont il reconnaît la valeur, le pouvoir alchimique, faisant partie de la magie du spectacle baroque.