L’Invitation au voyage du Chœur de l’Orchestre de Paris
Conviant en ce début d’année à méditer sur une réflexion toute romantique, L’Invitation au voyage n’est pas un simple programme musical mais un vrai parcours mélodieux dirigé vers un ailleurs aussi bien matériel que spirituel. Duparc, Boulanger, Fauré, Bonis et Castagnet y rencontrent Baudelaire, Cazalis, Samain, Hugo, Prudhomme et Gautier, dans le luxe, le calme et la volupté de ce que peut rendre l’harmonie entre des interprètes et leurs accompagnateurs : faisant le pari de faire vibrer l’exotisme contenu dans les textes des poètes en doublant la musicalité de la langue par celle des notes chantées et jouées.
C’est dans un cadre presque intime que le spectateur est invité à venir profiter du spectacle. Sur la scène de la Salle des concerts, une estrade en escalier, et, sur la gauche, un piano disposé simplement. Les choristes entrent par des portes situées en contrebas, à gauche et à droite de la scène : des volutes de chanteurs comblent bientôt tous les recoins de l’estrade qui paraît presque trop exiguë. Or, si les premiers airs requièrent la présence de tout le Chœur, les suivants se feront par groupes de différentes tailles. C’est le début d’une mécanique scénique (un peu pesante) faite d’entrées et de sorties longues et bruyantes, les pas des chanteurs descendant les marches retentissant dans le silence suivant chaque salve d’applaudissements. Cependant, l’audition est grandement compensée par la complexité de la programmation, et par les arrangements pour chœur effectués par Denis Rouger.
Le Chœur de l'Orchestre de Paris, tout de noir vêtu, se lance dans une interprétation saisissante et nuancée de ce répertoire aux couleurs de soleil couchant et de lumières crépusculaires. Dans leurs voix toujours harmonieuses, à défaut de faire comprendre certains vers chantés, se perçoivent le drame romantique, le désir ardent, l’aspiration torturée vers cet ailleurs si proche et pourtant si lointain. Dans une chaleur travaillée, dans une maîtrise agile des nuances de ces airs, les souffles des chanteurs roulent et se déroulent à la façon des remous océaniques rêvés par Baudelaire. L’interprétation des Djinns de Gabriel Fauré, sur un poème de Victor Hugo, est particulièrement marquante : cet exercice de style s’adaptant à ce poème écrit d’abord en crescendo, puis en decrescendo, reçoit du chœur la puissance suffisante pour que les mots raisonnent, sous la forme d’une confidence presque clandestine puis vers une cadence grisante.
C’est dans la simplicité de leur incarnation que les membres de ce chœur se font le réceptacle poétique des intentions des différents auteurs du programme : la passion tourmentée mais également la confrontation entre un passé imaginé et un futur espéré. Les voix graves et aiguës se répondent sans effort, dans la complicité, tout comme les quelques interventions solistes entre aigu céleste et chaleur spirituelle.
Deux chefs différents et aux styles radicalement opposés conduisent ce soir le Chœur de l'Orchestre de Paris. Le premier à entrer en scène est leur chef principal depuis un an, Marc Korovitch. Dans une gestuelle aérienne, celui qui est aussi professeur de direction de chœur, dirige ses chanteurs de sorte qu’ils donnent cet aspect rond et fluide aux airs interprétés. Suivant la partition qu’il a devant les yeux à la lettre, il semble se démarquer par sa légèreté, donnant un aspect presque frivole aux rêveries poétiques de Charles Baudelaire ou d’Albert Samain.
Marc Korovitch fait également partie intégrante du chœur, dans lequel il court se placer, lorsque son collègue et mentor, Denis Rouger, prend la main. Aux antipodes de la direction de son élève, Denis Rouger qui dirige sans partition, semble beaucoup plus ancré dans le sol. Terre-à-terre, ses interprétations sonnent graves, douces et puissantes à la fois, et certains airs semblent se transformer en hymnes, tels Les Berceaux de Fauré. Plus classique de formation, celui qui est devenu en 2006 Maître de Chapelle honoraire de l'Église de la Madeleine, infuse une certaine religiosité à ses arrangements.
Sous la direction de Marc Korovitch et Denis Rouger, et accompagnant le Chœur, Caroline Marty et David Berdery donnent vie aux airs des différents compositeurs. Mais la programmation a été ainsi conçue que les deux accompagnateurs expriment également leur talent en interprétant des pièces pour piano seul de Mel Bonis. Caroline Marty ouvre la marche dans une délicatesse moderne. Elle brille par son respect des silences qui deviennent ainsi mélodiques, une manière de marquer l’évanescence poétique recherchée par ces poètes d’un autre siècle. Dans un dialogue lyrique avec les voix, elle s’élance dans ses solos qui relèvent parfois du mystique. David Berdery, sait, lui-aussi, faire chanter les silences et ressortir les voix. Seul, il nuance les accents et les notes plus douces, oscillant entre le gai et le nostalgique inhérents à ces pièces romantiques. Si, par moments, sa cadence peut sembler un peu saccadée, sûrement par volonté d’y instiller un brin de style, ces maladresses sont compensées par une juste dextérité mise au service de la partition, mais dans une véritable incarnation de la pièce, malgré tout.
Les interprètes de cette programmation invitent ainsi le spectateur à un voyage, à une parenthèse musicale en forme de cercle, le spectacle commençant par L’Invitation au voyage d’Henri Duparc, et se terminant sur L’Invitation au voyage d’Yves Castagnet. Baudelaire semble être le chaperon de cette initiation presque mystique, pot-pourri d’airs glissant sur les rivages de la scène de la Salle des concerts de la Cité de la Musique. Le spectateur s’imagine tantôt sous un soleil orangé, tantôt sous un ciel étoilé, et ne sort de sa fascination que pour applaudir à tout rompre.