Lorenzo da Ponte sort de l'ombre de Mozart à Massy avec son opéra-mémoires
Lorenzo da Ponte prend d'emblée et directement à témoin et même à partie les musiciens sur scène et le public en salle : "À part ça que savez-vous de moi ?". Ça, ce n'est bien sûr rien d'autre que Les Noces de Figaro (1786), Don Giovanni (1787) et Così fan tutte (1790), les trois œuvres qu'il a créées avec Mozart, les trois opéras "les plus célèbres au monde" (c'est ainsi qu'il les présente, à l'image de toute la soirée dans un sens de l'hyperbole non dénuée d'un grand fond de vérité, d'esprit et de forfanterie). Et en effet, si c'est assurément pour ces fameux chefs-d'œuvre de la "Trilogie Mozart-da Ponte" que le public se presse ce soir aux portes de l'Opéra de Massy (qui affiche complet), c'est la découverte de la vie et de l'œuvre du poète qui retient son attention durant deux heures sans entracte.
D'autant que la soirée s'enchaîne d'une manière très fluide et dynamique, tel un opéra-comique-imaginaire retraçant la vie et l'œuvre de da Ponte. Les épisodes biographiques se basent sur ses Mémoires, fabuleux jusqu'à l'affabulation pour enjoliver certains épisodes et revendiquer sa part de gloire, jusqu'à prétendre que Mozart lui doit tout (défendant la primauté des paroles sur la musique, contrairement au titre même d'un opéra de Salieri qu'Opera Fuoco interprétait il y a quelques années, déjà avec Axelle Fanyo). Mais ces moments narrés et joués font bien plus qu'alterner avec les morceaux d'opéra : le tout dialogue et s'entremêle. Tel événement de la vie de da Ponte enchaîne naturellement avec le texte qu'il a écrit à ce moment pour le compositeur qu'il vient de rencontrer et avec lequel il parle sur scène (hormis Mozart, omniprésent par sa musique et l'absence de son incarnation ici). Plus encore, telle péripétie ou anecdote biographique vient naturellement inspirer une scène d'opéra. Tel personnage rencontré dans la vraie vie s'incarne naturellement dans un opus (a fortiori sachant que Don Giovanni s'inspire non seulement de son ami Casanova, mais de da Ponte lui-même qui multipliait les conquêtes notamment lorsqu'il officiait comme prêtre).
Tout cela est rendu possible avec un minimum d'accessoires, la magie des créations maquillage et coiffure de Cécile Kretschmar, une légère amplification pour les passages joués, et par l'implication de chaque interprète, interagissant et se déplaçant aisément en costumes d'opéras de Mozart ou de l'époque de da Ponte (réalisés par Bernard Michel), sur les estrades ou à l'avant-scène (scénographie limpide comme les lumières également signées Bertrand Couderc), tout autour de l'orchestre au plateau, en jouant (et chantant pour les cinq solistes) naturellement en italien, anglais, français parfois dans une même phrase : à commencer par l'acteur Dominic Gould qui incarne le protagoniste non pas comme s'il récitait, ni même comme s'il avait écrit les Mémoires de da Ponte mais comme s'il était en train de les narrer en temps réel (il faut dire qu'il co-signe le "livret" avec la metteuse en scène Marie-Louise Bischofberger, extrapolant encore sur l'esprit des Mémoires).
Les cinq chanteurs s'investissent également pleinement dans le spectacle et la cohérence entre théâtre et musique va jusqu'à offrir de troublantes et passionnantes résonances, comme lorsqu'Halidou Nombre enchaîne avec la même noblesse impériale son incarnation théâtrale de l'Empereur et musicale de Don Giovanni, ou lorsqu'Axelle Fanyo incarne la servante qui, en veillant da Ponte, se pique en cousant (traditionnelle métaphore dans les contes de fées d'une perte de virginité et se met à chanter l'air qui fait également la même allusion : "L'ho perduta"). Tout le spectacle se déroule ainsi, à la fois en présentant la vie et l'œuvre trop méconnue de da Ponte tout en offrant une mine de clins d'œil et de riches références. Da Ponte accompagne ainsi le public et ses collègues de Venise aux USA où il devient épicier, libraire, y fait créer Don Giovanni et monte un théâtre d'opéra italien (dont il cache d'autant mieux l'échec qu'il le présente comme à l'origine du MET, ce qui n'est pas sans fondement d'autant qu'il s'agit du premier théâtre d'opéra spécifiquement conçu pour cet usage aux USA, à New York). Da Ponte écrit ainsi ses Mémoires et s'éteint en citoyen américain honoré de fastueuses funérailles.
Toute cette vie retracée et réincarnée permet de parcourir son œuvre, depuis sa rivalité avec Giovanni Battista Casti dont est donné un extrait de La grotta di Trofonio, sur une musique d'Antonio Salieri pour lequel da Ponte écrit à la même époque Il ricco d'un giorno puis Axur, re d'Ormus. Entre temps il signe Il burbero di buon cuore d'après Le bourru bienfaisant de Carlo Goldoni pour Vicente Martín y Soler comme L'arbore di Diana. Ces extraits côtoient bien entendu ceux de Mozart, mais donnent ainsi un panorama bien plus large du catalogue du librettiste (et c'est pourtant encore peu au regard de sa trentaine de livrets d'opéras sans parler des cantates et oratorios).
Axelle Fanyo, soprano (membre de la "3ème génération" Opera Fuoco, celle de 2014-2017) montre l'amplitude et la puissance de ses ambitus, matière vocale et volume. Elle montre aussi, comme ses collègues, la cohérence de son jeu théâtral et musical, allant jusqu'à chanter "Deh vieni non tardar" directement à da Ponte dont elle incarne la promise. Même lorsque la voix commence engorgée, les appuis, la projection et le phrasé ne s'en trouvent pas limités, encore moins les surgissements vers l'aigu que l'auditeur voudrait plus longs et fréquents encore.
La mezzo-soprano Anne-Lise Polchlopek (4ème génération Opera Fuoco, 2017-2020) déploie constamment un grand investissement scénique et vocal, s'appropriant les émotions de ses différents personnages pour leur offrir les élans de sa voix au vibrato et à la projection accentuée et élancée. La rondeur de son mezzo a des appuis amplement suaves sur un grave rondement phrasé, et s'élève vers des aigus veloutés.
Les trois voix masculines appartiennent à la 5ème génération Opera Fuoco (l'actuelle, courant de 2021 à 2023). Dans la configuration des tessitures et pour les besoins du spectacle, le ténor Guy Elliott se retrouve contraint à commencer et finir la soirée en incarnant -plus qu'en chantant- Leporello, un rôle de baryton-basse voire de basse ! S'il fait nécessairement de la figuration (le spectacle voulant boucler la boucle en commençant et finissant par les fins de Don Giovanni avec là encore une explication historique sur les deux versions de cet opéra et la réintégration au final de l'épilogue moral supprimé dans le voyage de Prague à Vienne). Ce Leporello ténor est d'autant moins audible que son maître Don Giovanni a la voix très sonore d'Halidou Nombre (celui-ci allant jusqu'à compromettre dans le chant intense, le charme et la piquante élégance caractérisant son jeu). Pourtant le ténor Guy Elliott montre lorsqu'il chante dans sa tessiture qu'il ne manque pas de soutien et d'assise vocale (mais que son aigu risque de dévier). Le phrasé, la prosodie et le timbre clairs sont déliés avec continuité, dans une interprétation franche et juste (claironnante même pour célébrer l'arrivée au Royaume-Uni).
Le premier rôle d'Aymeric Biesemans, celui du Commandeur est également bien trop grave pour sa voix (de baryton-basse) et il montrera que sa formation reste à faire aux deux bouts de sa tessiture. Il esquisse néanmoins d'emblée et affirme ensuite dans le médium la rondeur chaleureuse de son articulation (mais qui gagnera à accroître nettement projection et volume).
Le baryton Halidou Nombre déploie à l'inverse une explosive richesse vocale et scénique, tout en sculptant ses caractères de noblesse. Sous le coup des accents, certaines notes blanchissent un peu, mais pas dans les passages rapides dont il assume pleinement l'articulation en nourrissant chaque note avec agilité.
L'Orchestre Opera Fuoco est dirigé par David Stern, qui interagit avec da Ponte non sans embarras (entre autres car il se doit de rétablir parfois la vérité lorsque le poète se fait le héros de tout). Son aisance dynamique est surtout investie dans sa direction de l'orchestre, toujours intense et élancée. Ce dynamisme évite ainsi l'effet juke-box de ce spectacle enchaînant tant de morceaux (même si certains extraits sont très fugaces et servent de transitions en une phrase alors que certains airs et passages symphoniques sont interprétés dans leur longueur). Malgré cela (et aussi "à cause" de l'investissement dans les passages plus modérés), le manque de dynamiques et de puissance dans le grave prive le résultat sonore des accents tragiques qui rythment pourtant les épisodes de ces opéras et de la vie de da Ponte. Le contrepoint se perd également dans des soucis de justesse et d'équilibre sur ces instruments d'époque rétifs (notamment et dès l'accordage) mais l'harmonie sait retrouver ses repères en s'appuyant sur une écoute commune.
Très chaleureusement applaudis par le public, les artistes et le spectacle de cet opéra-biopic offrent ainsi un hommage à Lorenzo da Ponte, avant tout autre, pour une fois. Et c'est ainsi que le titre de ce spectacle, dans la langue de l'exil et de l'oubli de da Ponte, prend tout son sens. "We are eternal" est à saisir avec un accent sur le We : Nous sommes éternels, dit da Ponte (Moi et Mozart, pas seulement lui).
De quoi continuer de parler des opéras de Mozart et da Ponte mais aussi de da Ponte et Mozart, et même de da Ponte sans Mozart : avec ce spectacle qui sera repris à la Philharmonie de Paris et avant cela avec Cosi fan tutte donné cette semaine à l'Opéra de Massy par Opéra Eclaté (notre compte-rendu à Clermont-Ferrand).