La Périchole à Toulon : le Pérou d’Offenbach
Les décors changent ici avec clarté avec les actes : une place de village avec ses graffitis et son food-truck, le salon du vice-roi avec son accumulation de grands miroirs anciens, la prison et sa cage finement grillagée, convoquent des espaces sociaux aussi divers que ceux dont proviennent les personnages, et le niveau de langage qu’ils utilisent.
Le choix a été fait de mettre au goût du jour les dialogues parlés, avec force jurons et accents branchés ou des cités, pour correspondre à l’esprit du livret, et son franc-parler (le tout posant la question du curseur en particulier chez la Périchole, qui en l’espace d’une seule journée, semble avoir reçu les leçons d’un orthophoniste, pour ajuster son dire à son long fourreau et à ses diamants). Le monde déployé sur scène est celui d’une Alice au pays des merveilles version Tim Burton, mâtiné de quelques éléments latinos à la West Side Story, univers ambigu, en demi-teinte, où la loufoquerie caresse le drame. Avec tatouages, fourrures et fourreaux ajustés, les costumes sont quotidiens d’une part, usant de force T-shirts et casquettes, cuirs punks, pour vêtir le monde de la rue, de lamé argenté (faisant penser à des bans de sardines, sirènes de pacotille) côté aristocratie, ou encore en treillis militaires lors de la recherche des deux évadés.
Les lumières de Michel Le Borgne, réalisées par Sarah Eger, sont à la fête et de la fête, entretenant halo global et scintillance ciblée, participant de la farce et de sa meilleure lisibilité.
Une pléthore de rôles, condensés par des rôles-doubles, animent avec truculence le plateau. La Périchole est la mezzo-soprano française Antoinette Dennefeld. La voix est en place, délurée ou précieuse, en cuir punk comme en fourreau fuchsia et vison blanc, dans ses accents parlés ou expressifs, enrobant les contours de ses lignes par un solide vibrato, qui s’assouplit avec le temps. S’y adosse un timbre rond, mordoré, caramélisé, qui se laisse denteler par des aigus de grande franchise, à l’abri de toute stylisation ampoulée.
Le trio des cousines est bien grimé, comme s’il s’agissait de sœurs siamoises, avançant d’un seul et même pas. La soprano Chloé Briot prête à Guadalena/Manuelita un corps sonore d’une grande finesse, acéré, pétillant, prompt à s’insinuer dans les moindres méandres de sa partie. Les Berginella/Ninetta de la mezzo Alix Le Saux, en offre une version complémentaire, quelques tons plus bas, avec des « r » roulés de manière sonore et charnue, secondée pour cela par les graves plus colorés des Mastrilla/Brambilla de la mezzo Valentine Lemercier. Trois instruments bien complémentaires, qui font passer en douceur la « pilule » de leurs outrances, dans la trivialité d‘aubergiste, comme dans l’artificialité de courtisane. La Frasquinella de Natalie Perez ajoute son timbre au blond peroxydé, fil fin mais lumineux, comme l’est sa coiffure (et celle de toutes les courtisanes).
Le Piquillo du ténor Philippe Talbot est pétri de latinité. Il se montre à l’aise dans l’espace, élastique en toute situation. Les dialogues parlés sont bien claironnés et chantants, mais la voix chantée ne parvient pas toujours à passer la rampe, sauf lorsque le rôle exige la production de fortissimi. Les consonnes, qui absorbent du souffle, sont crânement projetées. Les duos avec sa partenaire creusent encore l’écart, que le chanteur-acteur réduit par une composition tout en rondeur mais manquant d'ampleur, une diction soignée, un timbre sucré qui « empulpe » ses lignes vocales dans l’aigu véhément.
Le Vice-roi, Don Andrès de Ribeira du baryton-basse Alexandre Duhamel, est un colosse au cœur d’argent, qui mobilise, en toute situation, une voix de pur et froid métal, avec sa mise d’inspecteur-gadget. Sur le plan des décibels, il est le patron de la scène, sans que cette suprématie ne soit artificielle, ostentatoire, spectaculaire. La domination se fait naturelle, tandis que le grain de son instrument se pare des rugueuses et sèches caresses d’une toile émeri.
Deux pantins, hommes à tout faire du Vice-roi, changeant de costume comme retournant leur veste, sont respectivement Don Pedro de Hinoyosa (le baryton Lionel Lhote) et Don Miguel de Panatellas (le ténor Rodolphe Briand) sans démériter sur le plan vocal. Le second, débonnaire, a un timbre lumineux tandis que le premier, plus sec et nerveux, est plus sombre. Ils expriment un réel plaisir à interpréter leur rôle, sans démériter vocalement, usant de leur diction impeccable et de leur plasticité physique pour faire avancer énergétiquement l’action. Les deux notaires sont deux apparitions loufoques, intempestives, qui se doivent de tirer leur épingle du jeu conjugal. Olivier Montmory et Abel Zamora viennent redoubler le fonctionnement en pair, en lumière ténorisante et en ombre barytonnante, qui caractérise l’opéra-comique, avec un allant aussi sain vocalement qu’évocateur.
Enfin en inénarrable Marquis de Tarapote, l’acteur Eddy Letexier, erre dans le drame comme dans la comédie avec sa voix de grande scène, et sa pantomime efficace.
Le chef Laurent Campellone s’avance vers l’estrade de la fosse avec une gourmandise joviale, prêt à en découdre avec cet opus endiablé. De petits gestes amortis et souples, éveillent la phalange toulonnaise, dont les pupitres sont déjà patinés avec soin, lors de l’introduction. Ils délivrent une certaine nostalgie, également dans les intermèdes entre les différents actes et tableaux.
Le Chœur de l’Opéra de Toulon s'investit vigoureusement, parfois a cappella ou en fine synchronisation avec la fosse, à l’allure d’un trot ou d’un galop. Les couleurs des pupitres sont clairement perceptibles et justes, homogènes entre elles et en regard de l’ensemble, l’élocution également, première dans l’écriture d’Offenbach.
La soirée, long et implacable crescendo vers un dénouement festif, embrase la salle et son public en une longue salve d’applaudissements, particulièrement scandés pour le Vice-roi et son indomptable Périchole : « Ah, le beau mariage ! » de notre temps avec celui d’Offenbach, même à lui sacrifier l’impeccable langue de Molière.