La Somnambule acclamée au Teatro Real de Madrid
Accrochées à un arbre chétif, seules survivantes d’une forêt dont il ne reste que des souches voisines, deux poupées rappellent la tradition « Años viejos » (se débarrassant de vieilles années, pour entrer dans la nouvelle), venue d’Amérique latine. Devant l’arbre, une femme en robe de nuit blanche (évidente Amina), est entourée de neuf danseurs qui, rythmés par quelques fortes inspirations, la tourmentent tels des esprits cauchemardesques. C’est avec cette introduction presque silencieuse que la metteure en scène Bárbara Lluch assistée du scénographe Christof Hetzer plonge le spectateur dans un monde empli de symboles et de superstitions.
Ce soir au Teatro Real de Madrid, les décors garderont cette sobriété, les murs de la chambre n’étant matérialisés que par des draps séchant en plein air, le reste de la "forêt" laissant place à un four et à une machine puis à une simple maison en bois pour le second acte. Les lumières d'Urs Schönebaum participent grandement à créer ces ambiances très caractéristiques : froide et presque verte puis orangée pour la fin du jour, Amina entourée comme d’une aura blanche lors de ses crises de somnambulisme, détachée du reste telle une apparition angélique. Les chorégraphies d'Iratxe Ansa et Igor Bacovich, directeurs de la compagnie Metamorphosis Dance, apportent du mouvement à des scènes pouvant souffrir du déchirement entre un certain statisme de l'innocente protagoniste et ses violentes angoisses personnifiées par ces esprits dansants. Les costumes de Clara Peluffo, femmes en tabliers et hommes en tenues de travail rural, rappellent aisément que l’intrigue se situe dans un village.
L’œuvre de Bellini donne une nouvelle occasion d’entendre des prouesses vocales et le souffle coupé (d'admiration) du public madrilène. Souffrante ce soir, la soprano Nadine Sierra est remplacée par sa collègue Jessica Pratt avec laquelle elle partage les treize représentations. Bien qu’elle enchaîne ainsi deux soirées de spectacle dans un rôle particulièrement difficile, la soprano australienne fait preuve d’une endurance qui impressionne tout autant que la maîtrise de ses vocalises. Si elle semble d'abord se ménager, c'est pour déployer sa délicatesse, ses intentions nuancées et ses phrasés agréablement conduits, et puis l'agilité d’impressionnantes vocalises. Sa longue et intense prière, alors qu’elle est perchée au-dessus du vide depuis la corniche de la maison, ne peut qu’émouvoir les spectateurs. Ceux-ci expriment alors leur reconnaissance par des applaudissements relativement longs et surtout comme teintés d’une furtive larme. La douce rondeur de son timbre nourrit des propositions subtiles et équilibrées entre retenue et intensité, ce qui est légèrement en décalage avec l’interprétation du ténor Xabier Anduaga qui incarne Elvino. Leur duo n’est visiblement pas celui habituel (Jessica Pratt interagissant normalement avec le ténor Francesco Demuro) mais s'affirme progressivement jusqu'à recevoir également un accueil enthousiaste du public.
Xabier Anduaga se montre toujours très investi, bien plus à l’aise vocalement que scéniquement. D’une voix très présente au timbre héroïque et brillant, son texte limpide est porté par une conduite de phrasés parfaitement fluide. S’il a tendance à baisser à mesure que l'accompagnement orchestral diminue, ses intentions nuancées font sentir cette douleur profonde de son cœur qui se meut en une triste colère. Une interprétation si convaincante qu’elle déchaîne une acclamation du public, qui ne cesse d’applaudir et de pousser d’exultants bravi jusqu'à ce que l’artiste salue devant le rideau.
La seconda donna, incarnant le personnage de Lisa, est la soprano Rocío Pérez qui parvient aussi à séduire par son timbre lumineux, ses aigus impressionnants de facilité et d’agilité, ainsi que ses graves non moins présents. Le Comte Rodolfo bénéficie de la voix sûre, séductrice, savoureusement profonde et ronde de la basse italienne Roberto Tagliavini. Ses graves sont ouvragés parfois non sans difficulté mais ils restent saisissants. La mère d’Amina, la vieille Teresa, est incarnée par la mezzo-soprano Monica Bacelli, agréablement présente, d’un timbre clair et au vibrato dosé pour dépeindre la voix d’une dame âgée et néanmoins pleine d’assurance et de caractère. Le baryton Isaac Galán interprète Alessio, pauvre amoureux de Lisa, de sa voix chaude et ronde donnant envie d’en entendre encore davantage. Le Notaire de Gerardo López n’est pas moins méritant, d’un timbre présent et clair.
Le Chœur titulaire du Teatro Real, préparé par Andrés Máspero, est précis, nuancé et énergique. Son homogénéité est toutefois mise à mal lorsqu’il doit se mettre en mouvement mais ne manifeste aucun défaut lorsqu’il est statique (ce qui est le plus souvent le cas). Sous la direction de Maurizio Benini, extrêmement attentif et précis, l’Orchestre maison accompagne avec grand soin les moindres intentions des chanteurs. Les instrumentistes solistes montrent d’ailleurs une grande sensibilité dans leurs interventions, en accord avec les propositions du plateau auxquelles ils répondent.
La fin superbement joyeuse bascule soudainement sur l’image d’Amina qui saute dans le vide, ou bien s'apprête à le faire au moment où le noir se fait, arrachant immédiatement des cris comme d'effroi se muant en cris d’enthousiasme artistique du public. Si deux ou trois huées se noient parmi les applaudissements lors du salut de la metteure en scène, les acclamations sont unanimes et des plus chaleureuses qui soient pour Jessica Pratt et Xabier Anduaga.