Le Messie de Berlin au Grand Théâtre de Provence
Les deux ensembles invités, respectivement fondés en 1948 et 1982 à Berlin, semblent ne faire qu’un, sous la direction parfaitement huilée et explicite du chef. Sa grammaire gestuelle est faite de scansions énergiques et délicates, entre fugues et plénitude sonore. Il transmet l’énergie rebondissante de cette musique, dans laquelle la pulsation est première, dessine des objets symétriques ou sinusoïdaux dans l’espace, lance des poings délicatement ornés de doigts intelligents vers les musiciens, plie ses genoux quand il faut ancrer la musique dans la chair du sonore.
Les couleurs des instruments d’époque, leur rondeur et leur velouté, sont auréolées des paillettes du clavecin et des étoffes moelleuses de l’orgue. Les tempi, relativement modérés, rendent grâce à l’écriture du compositeur, à sa clarté géométrique, à sa palette de coloriste, tantôt ligne claire, tantôt pâte pathétique.
Les contrastes, omniprésents dans cette musique, sont soulignés sans aller jusqu’à la caricature spectaculaire. Le curseur entre toutes les polarités (de dynamiques, de timbres, de tempi, etc.) est maitrisé par le chef, avec un naturel apparent, qui ne peut reposer que sur une complicité de longue haleine.
De l’ensemble instrumental, dont les bois se perdent un peu dans les alliages, se distinguent les trompettes, qui entrent et sortent majestueusement sur scène, la souplesse des continuos - clavecin, orgue, théorbe, violoncelle - ainsi qu’un tapis d’archets crépitant, toujours à l’affut des tressaillements du propos textuel. L’ensemble avance comme une monture, que le chef se doit de retenir, lâcher, et ramener au bercail des silences, en fonction du déroulement de l’œuvre.
Le principal personnage de cet oratorio est le chœur. Ses interventions font organiquement partie des séquences de l’œuvre, viennent les lancer ou les clôturer. C’est ce rôle formel que l’ensemble vocal assure pleinement, au cours d’entrées délicates ou martelées, de grands tutti solennels, de jeux de questions et réponses entre des pupitres d’une couleur particulièrement homogène, en particulier sur les notes longues, et que l’acoustique sèche du Grand Théâtre de Provence souligne avec bonheur. Les pupitres aigus gagnent les cimes sans jamais forcer tandis que basses et altos assurent les fondations, et font surgir leur couleur propre, à la faveur des contrastes d’écriture. La vie palpite en lui, par un jeu de circulation du son, particulièrement souple, jamais pompeux. La diction est claire, le timbre brillant, mais il est toujours auréolé de douceur, comme si un fin voile de gaze s’enroulait autour de la musique.
Le quatuor de solistes, tous anglais, est taillé pour une dimension chambriste, intimiste, de l’œuvre, mais peine, au départ, à prendre ses marques dans l’acoustique.
La soprano, Julia Doyle, en rouge et noir, apporte sa voix fine et fraiche aux moments les plus doux de la liturgie, au calme balancement ternaire. La voix est claire, juvénile, tandis que les sons filés lui permettent d’instiller la douceur du texte liturgique. Quelques vibratos, parcimonieux et serrés, galbent ses lignes pacifiques, fragiles rubans de satin rose, cierge dont la flamme éthérée s’élance vers les sommets. Ses élans vers l’aigu apportent la respiration nécessaire à sa ligne vocale, qu’elle accorde particulièrement bien au timbre flûté de l’orgue.
Son partenaire d’aigu est l’alto Tim Mead, au timbre délicatement vanillé. Dans cette douceur, la ligne vocale est droite, pour délivrer des vibratos serrés dans les parties rapides de ses airs. Il produit de longs sons filés, qui gravissent calmement les marches de la tonalité. Des envolées fortissimo révèlent le chanteur dans les parties virtuoses.
Le ténor Thomas Hobbs déploie une ligne tournée en direction du ciel, point de fuite de son regard. Il trouve facilement à s’appuyer sur le grave de sa tessiture, tantôt moelleux, tantôt assourdi, sans être serré. Il se sert de son souffle pour enrober les mots importants, qu’il mobilise comme un élément de prosodie. Les « r » roulés assurent l’énergie interne du chant. La voix est également fine, semblant puiser dans l’énergie d’un archet. Il a la part belle de l’évangéliste lors de la deuxième partie de l’œuvre, consacrée à la Passion du Christ. Il s’y donne à pleine voix, tant dans les récitatifs chargés de lancer les chœurs, que ses airs angéliques.
La basse Roderick Williams offre un plein contraste avec ses partenaires, tant sur le plan de l’épaisseur vocale, de l’amplitude du vibrato et de la maturation de sa voix, comme rocailleuse dans ses pourtours, verte et solide en son noyau. La langue anglaise semble être mâchée avant d’être projetée, tandis que l’ampleur du vibrato laisse entendre un tremblement, en accord avec le contenu liturgique. L’ensemble se voit consolidé par une diction soulignée, un sens de la construction rhétorique et de l’articulation dans ses longues vocalises, crescendos de matière vocale se bonifiant, et concertant avec la trompette.
Le public, gratifié de l’Alléluia en bis, salue longuement les protagonistes scéniques, avec un appui prononcé pour le chœur et sa prestation aux dimensions de cette œuvre monumentale.