Barbe-Bleue sauce barbecue par Divinopera
Est-ce le fait que le "blues" a beaucoup inspiré Elvis Presley, est-ce à cause de G.I. Blues la bande originale d'un film dans lequel il joue, ou son dernier album studio (Moody Blue) ou sa chanson pour beaucoup la plus célèbre "Blue Suede Shoes", ou tout cela ou rien de tout cela qui a donné l'idée à Frantz Morel A L'Huissier (metteur en scène de ce spectacle) de représenter ici le Barbe-Bleue d'Offenbach en Elvis ?
Peu importe en fait car cette idée comme la multitude d'autres qui animent constamment le spectacle visent avant tout à divertir et faire rire le spectateur, avec des jeux de mots constants (parfois bien en-dessous de la ceinture et en-deçà du langage le plus courant). L'effet est garanti, le résultat assuré : le public rit et applaudit de bon cœur, d'autant plus qu'il apprécie tout l'investissement mis dans ce spectacle par ses artisans et interprètes.
L'univers de cet opéra bouffe de Jacques Offenbach est ici non seulement transposé mais complètement réinventé avec des adaptations très osées du texte et de la musique d'origine : la campagne est ici le Far West, le palais devient le monde de Walt Disney (littéralement : tous les musiciens mettent alors des oreilles de Mickey dont ils vénèrent la statue). Le plateau et les moyens de cette production ne permettent pas de changements de décor (hormis une planche de bois pour figurer une maisonnée et un matelas pour un lit), et l'idée de montrer un paysage en fond de scène se heurte au fait que cette image est projetée sur un rideau fil décomposant tout effet, mais le travail impressionnant sur les costumes suffit à la transposition et même à la réimagination : chaque chanteur (soliste ou choriste) a son costume et même ses costumes bien ajustés, de cow-boy ou cow-girl puis de courtisan ou femme de cour version Disney. Ces costumes sont signés Martine Guinard, assistée de Marie Charlet qui incarne également la Reine et s'est visiblement réservée la robe de Jessica Rabbit tandis que c'est Nicolas Jainguenau qui donne au rôle-titre les oripeaux du King (sans oublier les bananes bleues de ses gardes du corps confectionnées par le metteur en scène en personne).
La soirée s'enchaîne ainsi, telle une Ode à la confection artisanale au service d'un postulat fantasque (tout à fait dans l'esprit de ce répertoire qu'est l'opéra-comique, non seulement fait pour amuser mais pour être transposé). La mise en scène a indéniablement le mérite de la constance et va jusqu'à transformer les ex-femmes de Barbe-Bleue en vedettes bien connues (Sophia Loren, Audrey Hepburn, Marilyn Monroe, Liz Taylor, Brigitte Bardot) puis en princesses de Disney, avec leur prince charmant correspondant (avec toujours les costumes seyants et tandis que l'orchestre interprète la fameuse musique du générique de Disney en intermède parmi mille-et-une autres citations et allusions). Le public s'esclaffe et exulte bien entendu lorsque ces princesses libérées et délivrées de Barbe-Bleue chantent : "Libérées, Délivrées, on est là pour trouver un mec".
L'interprétation musicale est elle aussi très vive dans cet esprit de plein investissement amateur mais bien éclairé de générosité. Trop même : si l'énergie des solistes leur permet de se confronter au défi de ce répertoire consistant à alterner de manière dynamique le chanté et le parlé, elle les pousse (travers habituel de compagnies non-professionnelles) à réciter leur texte aussi vite qu'ils le connaissent, entraînant des faux-rythmes dans les dialogues et avant les reprises du chant.
En Barbe-Bleue mâtinant ses phrases de "bibabedouba" et accompagnant ses vocalises de déhanchés très prononcés, Xavier Mauconduit est annoncé souffrant. Cela se ressent certes dans ses aigus, mais tout le reste de l'ambitus est placé, nourri de vifs accents et d'un phrasé dynamique. Sans tomber dans l'imitation, il sait convoquer des effets vocaux du King (la tendresse du Love me, les glissés du médium) tout en conservant la rythmique d'Offenbach.
Son ultime épouse, Boulotte est incarnée par la Directrice artistique de la Compagnie, Marie Saadi. À l'image de son jeu volontairement ampoulé (pour cette version et en lien avec ce personnage), sa voix est ample de timbre mais la projection reste limitée, sauf dans les aigus qui tirent pleinement profit de son vibrato serré.
Popolani (Cédric Le Barbier) trahit ici le fait qu'il est l'alchimiste de Barbe-Bleue à des éléments de cette couleur dans son costume et ses accessoires. Lui aussi a du dynamisme mais aussi des potions à revendre (il a même dû un peu y goûter, une amertume lui serrant beaucoup la gorge alors qu'il déploie une finesse lyrique lorsqu'il prend son temps).
Fleurette se croit ici fille d'Yves Montand (une double allusion, au film Manon des Sources, exigeant des références dont dispose certes la génération formant une bonne partie du public). Elle est toutefois bien la princesse de ce Royaume et son interprète Marie Cordier s'affirme avec une voix dynamique et des phrasés très articulés menant par des accents nets vers des conclusions vibrées.
Le berger Saphir qui se révèlera être son prince, est d'abord déguisé en Woody de Toy Story. Jean-Philippe Poujoulat assure ses parties jouées et chantées d'une voix bien en place restant dans le cœur de ses moyens.
En Roi Bobèche, Ivan Fidler a la force tranquille d'un récit et d'un chant rapide mais aisé (un peu pincé pour se projeter) : il traduit ainsi assez bien la fausse-force de ce souverain gouverné par Barbe-Bleue et dont les punitions consistent à décréter des mises à mort qui ne sont pas obéies ou à menacer d'exil dans un parc d'attraction en Russie.
La Reine, Marie Charlet articule sa prosodie et la précision de son placement vocal avec délicatesse, la douceur de l'aigu faisant de la ténuité une force expressive.
Le grand courtisan Comte Oscar, Pierrot du Saillant compense les exigences du grave en alanguissant son articulation dans le chant (un peu à la Brassens) mais pour mieux accélérer dans le jeu : double raison pour laquelle le volume sonore n'est pas des plus importants. En Alvarez, Benoit le Bihan est un courtisan obséquieux et courbé à souhait.
Le Chœur illustre par-dessus tout l'engagement amateur de la production, s'appliquant, avec un dévouement et un enthousiasme dont même les maladresses sont touchantes, à prendre bien leurs places sur scène et à bien marquer les rythmes et les notes. L'élan communicatif élance les voix de femmes vers des aigus qui évitent la stridence souvent perceptible à ce niveau, de même que ces messieurs asseyent l'harmonie avec un soutien commun (leurs aigus sont cependant d'une autre limonade).
Leur engagement constant et leur travail se traduit par une intelligibilité générale de tous les textes, extrêmement appréciable, et utile pour cette réimagination. Cette dévotion des choristes paraît toutefois excessive pour ce qui concerne les deux femmes contraintes d'animer le plateau durant toute l'ouverture et bien longtemps ensuite en dandinant déguisées en vaches (leur présence semble en fait seulement servir à ce jeu de mot parodiant Palace et une compagnie d'assurance : "Je l'aurai un jour, je l'aurai : c'est la Vache").
L'Orchestre Ondes Plurielles en petit format symphonique (mais tout de même) s'accroche valeureusement aux partitions, à leurs lignes et au soutien des chanteurs. La battue du chef Johannes Le Pennec est franche mais courte, à l'image des archets, mais la justesse ne disparaît que dans les passages les plus rapides (car assumés à leur pleine vitesse). Les flûtes sont particulièrement mises à l'épreuve par la rapidité mais les anches déploient un lyrisme tout à fait plaisant. Les percussions restent discrètes et efficaces, enfin une guitare électrique avec vibrato du cordier-chevalet (un petit levier permettant de faire vibrer toutes les cordes) parachève par moments la "couleur locale" de cette version.
Le public venu nombreux assister à ce spectacle qui correspond pleinement à l'esprit de son lieu d'accueil (la "Maison des Pratiques Artistiques Amateurs" de Saint-Germain à Paris) applaudit très chaleureusement les artistes qui, dans la grande tradition du music-hall et de l'opérette, saluent en musique.