La France lyrique en Finale
Dans les transports en commun et dans le froid hivernal, les parisiens se pressent visiblement ce soir, boissons à la main et écharpes tricolores autour du cou pour rejoindre des amis chez eux ou dans un bar afin de regarder le match de football. Mais un public nombreux se presse aussi aux portes du Palais Garnier pour assister au concert de l'Académie de l'Opéra national de Paris.
Entre le stade moderne climatisé du Qatar et le doux chauffage dans les ors de Garnier, ce sont certes deux salles, deux ambiances. Il en ira de même à la fin de la soirée, entre les mélomanes sifflotant des airs d'opéra sur le parvis de Garnier et des supporters sillonnant les rues en scandant "On est en finale" avec pour accompagnement des klaxons d'automobiles. Il n'empêche, la France est doublement gagnante ce soir, qualifiée parmi les finalistes du ballon rond et du rayonnement culturel.
À la différence près que l'Académie de l'Opéra de Paris fait rayonner la France en accueillant et formant de jeunes artistes venus du monde entier, pour les réunir dans une seule et même équipe au service de la musique. Les 12 académiciens lyriques sont un peu plus nombreux qu'une équipe de football, davantage même qu'une équipe de rugby en comptant les instrumentistes de cette académie. Et il s'agit bien entendu de les compter car ils participent pleinement à ce rendez-vous professionnel et festif pour les académiciens : le concert dans le prestigieux Palais Garnier est accompagné par l'Orchestre maison mais dans lequel sont intégrés les académiciens instrumentistes. Ils s'intègrent ainsi pleinement aux pupitres, avec un sérieux et un plaisir aussi remarqués.
La soirée est dirigée par la jeune et engagée cheffe italo-turque Nil Venditti, qui a toujours un mot d'encouragement gentil à destination des solistes à la fin de leur air, et même pendant (elle articule les paroles avec eux, preuve de sa connaissance de ce répertoire pourtant très varié, tandis que la constance de sa battue prouve sa maîtrise technique).
La soprano italienne Martina Russomanno ouvre la soirée avec une prestation complète, à l'image de la richesse de l'air qu'elle chante, allant de l'heure fatale à la justice céleste (dans Le Siège de Corinthe de Rossini). Son visage articule autant d'émotions que sa voix, la dramaturgie complète du morceau soutenant le déploiement de l'ambitus et d'une large prosodie. La tessiture est parcourue tel un catalogue, tout comme les nuances, du velours du médium traversé par un aigu surgissant en accents, vifs puis transparents, puissants puis dolcissimo dans le même souffle.
Alejandro Baliñas Vieites (originaire de Saint-Jacques-de-Compostelle) déploie sa basse vrombissante, qu'il épaissit même (pour Semiramide) déployant un volume à la mesure de cette grande salle, qui fait ressortir un intense et déjà précieux métal. Le grave est moins présent et les vocalises qui se détachent demanderaient plus de souffle, la voix se focalisant sur certaines notes. Mais il gagne en présence notamment dans les passages plus récités.
La mezzo française Marine Chagnon joue d'emblée pleinement Rosine, alternant regard pétillant et moues bravaches dont se délecte déjà audiblement le public. Elle décoche ensuite ses flèches amoureuses et vocales d'une voix piquante et puissante (a fortiori surgissant d'un médium de velours). L'air est encore un peu trop grave pour elle, mais la sensualité du grand et noble registre de cabaret fait son plein effet dans cet univers lyrique (avec les moyens vocaux à l'avenant).
Adrien Mathonat articule sa voix profonde de basse française (avec même des couleurs sépulcrales parant parfaitement l'Hamlet d'Ambroise Thomas). L'intensité de ses conclusions de phrase marque la rudesse du propos, qu'il sait assouplir en infléchissant les couleurs du médium (Claudius implorant alors son frère, qu'il a empoisonné).
Andres Cascante lui succède et lui répond sur un tout autre registre mais dans le même opus, Hamlet chantant "Ô vin dissipe la tristesse" et déversant la riche et puissante voix du chanteur dans toute l'acoustique. L'auditoire s'en délecte, et même l'orchestre s'y enivre, au point de tituber et de se décaler rythmiquement. Cela n'empêche nullement le baryton du Costa Rica de rester en place, et bien plus que cela, de déployer pleinement sa voix correspondant à tous les canons du lyrisme d'opéra : avec intensité, plénitude, énergie, soutien, matière et projection.
Confirmant la richesse de ce programme, où les jeunes artistes proposent des airs très exigeants et sortant même des sentiers battus d'un récital de gala, Teona Todua et Thomas Ricart chantent une scène en duo de Dialogues des Carmélites (entre Blanche et le Chevalier de la Force). Ce choix est d'autant plus exigeant que le ténor français tient à montrer toute l'intensité de sa voix lyrique, alors que la partition permet -et demande- une parole chantée, mais non moins éloquente. Il déploie ainsi un médium clairement résonant et projeté, avec la clarté typique du ténor lyrique, tout en sachant parfois alléger les sommets. La soprano ukrainienne (au français intelligible) traduit le déchirement du personnage entre terrestre et céleste (l'enjeu notamment de cette scène) en distinguant bien l'aigu vibré et l'accroche de son médium.
Laurence Kilsby joue sur son terrain fétiche et comme à domicile, le ténor formé au Royal College de Londres chantant le Gloriana de Benjamin Britten, fait pour une voix comme la sienne : alliant douceur et tendresse avec agilité, pour monter vigoureusement vers des aigus délicats, (r)affinés.
Dans ce défilé d'élégance vocale et de prestance, la mezzo turque Seray Pinar fait néanmoins un grand effet, tout en velours : matière qui compose l'intégralité de sa tenue en Siébel (avec un pantalon sous un par-dessus à la fois gilet et queue-de-pie-traîne). La dualité du personnage est aussi traduite par son expression de visage constamment changeante, ainsi que l'alternance entre un médium grave récité et un aigu filé.
La soprano russe Margarita Polonskaya entre pour Don Pasquale dans une robe blanche et collier de brillants, à l'image de sa voix étincelante mais aussi puissante dans l'aigu. La grande maîtrise de ses phrasés aide au dynamisme vocal et scénique (mais certaines notes du médium s'effacent).
La soprano hongroise Boglárka Brindás montre en Sophie l'impressionnant travail effectué sur la prosodie française, certaines phrases sonnant avec le cachet d'antan (faisant d'autant mieux remarquer l'effort, que certaines syllabes n'ont pas encore pu bénéficier de ce soin). La voix déploie de guillerets aigus, et suit bien le phrasé malgré la présence de souffle dans le médium.
Le baryton chypriote Yiorgo Ioannou déploie pour La Gazzetta son dynamisme désormais habituel, comme il semble habitué à dansotter de droite et de gauche pour accompagner ses vocalises. Il roule des "r" comme des mécaniques, projette son médium et l'aigu (mais la résonance et l'épaisseur du timbre devront encore s'accroître pour une telle acoustique).
La soirée se termine sur un piquant et finalement joyeux sextuor de La Cenerentola, avant les applaudissements très chaleureux et longs du public. Les spectateurs qui emplissent Garnier (et auront à peine jeté un coup d'œil aux résultats du match à l'entracte, préférant se prendre en photo devant le sapin de Noël du Foyer) rappellent et rappellent encore les chanteurs, attendant un bis qui n'a hélas pas été prévu. Qu'à cela ne tienne, ils pourront retrouver tous ces artistes le reste de la saison et très certainement à nouveau dans cette maison comme dans d'autres aussi prestigieuses, étant donné le niveau de leur prestation : digne de futurs champions lyriques ou pour le moins de finalistes.