Le Précepteur dans l'embarras dépoussiéré et digitalisé au Festival Donizetti
Deux ans après sa première ratée de Chiara e Serafina à La Scala en 1822 (également à l'affiche cette année au Festival : notre compte-rendu), Gaetano Donizetti compose l'opéra bouffe L'aio nell'imbarazzo (Le Précepteur dans l'embarras) lors de la saison lyrique du carnaval à Rome, et qui deviendra son premier grand succès artistique. Il s'agit d'un melodramma giocoso, adaptation par Jacopo Ferretti de la comédie carnavalesque homonyme de Giovanni Giraud, qui renverse l'ordre et les mœurs sociales alors qu'un père veuf y freine l'émancipation de ses fils, leur défendant de sortir de la maison et notamment de fréquenter la gent féminine. Cette comédie sociale porte des éléments psychologiques qui seront la marque de Donizetti, avec une écriture qui s'inspire directement de Rossini (récitatifs secs, harmonie simple et solaire, impétuosité rythmique, airs pétillants).
Francesco Micheli propose une transposition de l'action dans un espace dématérialisé et numérisé en l'an 2042. Les fils de Don Giulio, Pippetto et Enrico, sont confinés à la maison depuis laquelle ils communiquent en visio avec le monde (sur le web) et suivent leur éducation scolaire. Chacun des personnages ou figurants représente un avatar monocolore, sans contact physique avec le monde extérieur ou fort peu (rappelant la récente période pandémique). Les échanges (avec leur père et précepteur notamment) mais aussi les amours (Pippetto est épris de la servante Leonarda, Enrico cache un enfant avec la voisine Gilda) sont réduits à ce cadre domestique. Cependant, Micheli (dé)multiplie dans sa réécriture des références nombreuses externes au livret. Le passé de Don Giulio est ici présenté par un film faisant de lui le leader d'un parti d'extrême droite (pour expliquer l'éducation qu'il impose à ses enfants). Le précepteur Gregorio devient "Greg", l'influenceur et l'inventeur d'un nouveau réseau social "Facegram" au service du parti de Giulio. Gilda revêt un casque bleu de l'ONU pour rappeler qu'elle est la fille d'un colonel (mais mort ici dans les opérations militaires de maintien de la paix). L'esthétique multicolore avec un écran affichant des vidéos ou divers graphismes (dont les enseignes du capitalisme), plateaux tournants et costumes futuristes multiplient les stimulations en diminuant d'autant la verve comique de cet opéra bouffe mais que repêchent les interprètes.
Alex Esposito, chanteur bergamasque, incarne le rôle-titre du précepteur Gregorio Cordebono avec une voix volumineuse et imposante. Dès la première note, son phrasé stylistique révèle un spécialiste du répertoire italien d'opéra bouffe, un aspect qui d'ailleurs apporte beaucoup au caractère comique de son personnage. À cela s'ajoute une articulation minutieusement travaillée qui rend le texte précis et net, autant dans les récitatifs que dans les airs. Il manifeste de surcroît un haut degré de souplesse et d'acrobatie vocale dans les passages rapides et psalmodiques, qui pourtant le fatiguent légèrement.
Autre expert du domaine, Alessandro Corbelli offre en Giulio une basse bouffe, bien posée et étoffée dans sa tessiture grave. La sonorité est robuste (parfois même tonnante), à l'image de son autorité (et austérité) paternelle. L'émission fort vibrée tend à s'amplifier en parallèle avec la montée de l'intensité du chant, alors que son ambitus n'est pas excessivement large. Moyennement agile, son tempo reste parfois derrière celui d'orchestre, mais son expressivité musicale et un jeu d'acteur persuasif compensent le tout.
Francesco Lucii chante Enrico, jeune amoureux qui exprime ses sentiments à travers un timbre chaleureux et lyrique. Sa ligne est stable et puissante, même dans les cimes qu'il entonne avec finesse. La vitesse et la souplesse sont au rendez-vous, tout comme la rondeur dans le phrasé. Sa partenaire en Gilda, Marilena Ruta déploie ses notes de colorature avec aisance et légèreté. Les vocalises sont rendues avec facilité et entrain, mais la première partie de sa soirée est pavée du stress qui entrave la justesse et la synchronisation avec la fosse (le mouvement sur scène ne lui simplifiant pas la tâche). Elle assure néanmoins les récitatifs et la tendresse des airs.
Lorenzo Martelli est le marquis Pippetto, jeune geek et amoureux de Leonarda. Son apparence grotesque est renforcée par un chant cocasse, avec son ténor charnu et malléable qu'il emploie avec justesse dans l'intonation et la prononciation. Caterina Dellaere joue Leonarda avec de l'esprit bouffon, mais son timbre clair et vibré manque de rondeur et de force. Le Simone de Lorenzo Liberali est un baryton aux couleurs sombres et d'une émission tremblante qui, à la fois, sert et dessert ses efforts.
Le chef Vincenzo Milletarì est au pupitre de l'orchestre du festival dont l'instrumentation légère et lumineuse repose principalement sur les cordes. Ces dernières assurent une sonorité homogène et pleine d'énergie, dépourvue de lourdeur, renforcée par les vents dans le second plan. Un solo de cor dans la première partie est particulièrement remarqué. Le Chœur masculin du Donizetti Opera affirme le même sens de cohésion et de précision que leurs collègues dans la fosse.
Le spectacle s'achève en l'an 2046 et sur un discours féministe de Gilda ("Nous sommes nées pour commander"), avant d'être couronné par les acclamations du public envers toute l'équipe artistique, notamment à l'adresse de la vedette locale Alex Esposito.