La Clémence de Titus et le Couronnement de Cecilia Bartoli à la Philharmonie de Paris
« Écouter Mozart sur instrument d’époque fut une révélation » déclare Cecilia Bartoli, qui travailla ainsi aux débuts de sa carrière avec Harnoncourt, tandis que Daniel Barenboim lui transmettait la façon d’aborder un rôle mozartien. Révélation confirmée avec Christopher Hogwood en 1995 pour l'enregistrement d'une version aux allures novatrices de La Clémence de Titus où elle tenait déjà comme ce soir le rôle de Sesto.
Sa passion pour Mozart, enrichie de l’expérience et de la maturité, sa découverte et sa fascination pour le répertoire des castrats lui permettent d’aborder de nouveau le rôle de Sesto, entourée de cinq solistes lyriques (notamment un trio de jeunes françaises en vue). Ces artistes passionnés et vibrants proposent une interprétation à mi-chemin entre version concertante et scénique, accompagnés de l'ensemble instrumental que la future Directrice de l'Opéra de Monte-Carlo a créé avec Jean-Louis Grinda à Monaco en 2016, Les Musiciens du Prince-Monaco jouant bien évidemment sur instruments d’époque.
« Mille émotions en moi se livrent bataille » chantent Sesto et Vitellia au début de l’opéra. L'interprétation ici proposée est à l'image exacerbée de la psychologie des personnages (chacun cherchant comment sauver Sesto devenu assassin et traître par un amour soumis à Vitellia, le feu du Capitole servant -a fortiori en version concertante- de métaphore pour l’embrasement de personnages éruptifs à l’image du Vésuve).
Le rôle-titre revient à John Osborn. L’assise large de son ténor sonore au timbre brillant et l’aisance dans les aigus éclatants donne au personnage autorité et sévérité, loin de toute passion humaine (la clémence représentant la maîtrise de soi). Il incarne ainsi la raison d’Etat et non celle du cœur. Seul à avoir une tablette-partition tenue à la main (avec Vitellia ils sont les seuls qui ne participaient pas à cette version de concert donnée l'année dernière à Salzbourg), sa gestuelle est de fait moins éloquente que les autres chanteurs. Il n'en impose et n'en élève pas moins sa voix lumineuse, "éclairée" au-dessus de son peuple apaisé dans le chœur final.
Cecilia Bartoli se dévoue pleinement à Sesto, personnage passionnel déchiré entre amour et amitié, détruit par la tyrannie de Vitellia. La présence scénique s'allie à l'incarnation de son chant, dont la technique éblouissante décline les nuances du caractère. Elle déploie virtuosité et impétuosité à travers des vocalises énergiques dans l’air de bravoure "Parto" (accompagné par une clarinette tout aussi évocatrice). Puis, la palette de nuances, l’expression du visage et du corps en général apportent subtilité et intensité dans "Deh, per questo istante" pour affronter toutes les conséquences de ses actes, n’envisageant que la mort comme issue. En tragédienne, complètement engagée physiquement et émotionnellement, elle passe avec dextérité d’un sentiment à un autre faisant vibrer la salle à l’unisson de sa performance très applaudie.
L'honnête et gentil Annio est interprété par Lea Desandre qui, après Chérubin, poursuit dans la voie d'un autre rôle mozartien travesti. La voix fluide et agile, les aigus ronds et toujours parfaitement maîtrisés quelle que soit la nuance, le phrasé bien pensé apportent l’expressivité voulue au personnage. Elle joue avec les silences, à l’écoute de l’orchestre, tout en subtilité, emportant l’adhésion du public. La voix continue de mûrir et de gagner en projection, en richesse de timbre et se marie harmonieusement avec celle de Cecilia Bartoli ou Mélissa Petit dans les duos. Celle-ci incarne Servilia de sa voix au timbre clair, nuancée et bien projetée. La ligne mélodique nette de la soprano rend une femme à la fois douce et déterminée, capable d’affronter avec sincérité Titus.
Le drame n’aurait pas lieu sans Vitellia, monstre d’égoïsme qui confond amour et politique. Vêtue d’un tailleur blanc à paillettes, chevelure brune opulente, Alexandra Marcellier s’empare de ce rôle avec détermination. Les vocalises aisées et l’ampleur de la tessiture traduisent une femme sûre d’elle-même, dominatrice, prête à tout pour satisfaire son ambition. Les graves manquent cependant de puissance et les aigus s’amincissent par moment dans cette prestation à haut risque. La voix est vibrante, le phrasé précis, l’émission parfois serrée rend le timbre légèrement pincé comme pour traduire l’irritation face aux doutes de Sesto hésitant. Elle se fait émouvante lorsque, face à l’inavouable, elle apporte une touche mélancolique en duo avec le cor de basset.
Enfin, le rôle de Publio revient à Peter Kálmán. Sa voix puissante de baryton-basse solidement ancrée sur l’ensemble de la tessiture, ainsi que sa posture droite, donnent une certaine noblesse à ce personnage de fidèle soldat proche de l’empereur.
Les Musiciens du Prince-Monaco dirigés par Gianluca Capuano assurent par la musique la dimension dramaturgique explorant l’âme des personnages. D’une grande justesse, toujours précis et varié (dans les tempi, les nuances, les textures, les changements de couleurs et d’atmosphère), l’Orchestre insuffle et soutient chaque intervention. Ainsi, dans l’air de Titus "Se all’impero", tempère-t-il l’emportement de l’empereur trahi par une diversité de nuances et de modulations annonçant ainsi sa future clémence, ou bien il s’allège, s’éclaircit pour apporter une touche d’espoir à Sesto, désespéré à l’extrême et prêt à mourir. Les soli instrumentaux comme celui de la clarinette ou du cor de basset sont traités comme le double du personnage qu’ils accompagnent, les instrumentistes se déplaçant à côté du chanteur. Le continuo assuré au clavecin est agrémenté d’un violoncelle versatile. Enfin, le chœur Il Canto di Orfeo préparé par Jacopo Facchini assure avec équilibre et cohérence les différentes interventions du peuple romain.
Après une standing ovation, chanteurs et musiciens reprennent le chœur final.