La Favorite originelle au Festival Donizetti à Bergame
Le jeune Festival Donizetti, qui fête sa huitième édition en cette année 2022, s'appuie sur une longue tradition (et vocation) de la Fondation Donizetti pour la conservation et la promotion des œuvres du compositeur bergamasque, par les forces réunies d’artistes et de musicologues. Les opéras peu connus ou complètement méconnus sont dénichés, tandis que les grands titres sont présentés dans les versions critiques, fidèles aux intentions originelles du compositeur. Tel est le cas de La Favorite, ici donnée telle qu'elle a été présentée pour la première fois lors de sa création à l'Opéra de Paris en 1840, en français et avec le ballet (joué ici), ainsi qu’un air (une cabalette), supprimé par la censure en raison de son texte aux accents anticléricaux. L'entreprise “scientifique” est portée par les soins de la musicologue Rebecca Harris-Warrick, tandis que la création artistique est confiée au chef Riccardo Frizza et à Valentina Carrasco pour la mise en scène, duo qui réalisa il y a deux mois le Simon Boccanegra (une autre version critique et originelle, celle de Venise de 1857) au Festival Verdi de Parme. Le plateau vocal est composé de grands noms de ce répertoire lyrique, dont Javier Camarena et Florian Sempey, alors que la présence de la mezzo Annalisa Stroppa à Bergame, aux côtés du maestro Frizza – tous deux originaires de Brescia – réunit donc les deux villes (Bergame et Brescia) qui partageront le titre de capitale italienne de la culture dans à peine deux mois, à partir de janvier 2023.
Valentina Carrasco place l'action dans un espace scénique cloîtré, encadré par deux grands portails en avant et au fond du plateau. L'Espagne d'Alphonse XI n'est qu'un cadre officiel : la fastueuse statue de la Vierge Marie (telle une reine) du couvent de Saint-Jacques-de-Compostelle évoque certes les processions religieuses dans les pays latins, mais l'esthétique visuelle ne suit pas de cohérence dans son ensemble. Les costumes traditionnels se mélangent aux projections lumineuses et vidéographiques du fond de scène, comme le palais du roi avec la silhouette de palmiers en décoration.
Le véritable dénominateur commun, tant visuel que dramaturgique, est alors le personnage de La Favorite que la metteuse en scène multiplie. Elle fait le choix de représenter toutes ces femmes, invisibles et confinées dans un harem, qui jouent un rôle temporaire (tant que la beauté juvénile dure) au service d'un seul homme, le souverain. Les lits les Favorites sont des éléments décoratifs principaux et omniprésents : superposés, ils forment l'autel du couvent ou le mobilier de la chambre du roi, leur usage multifonctionnel reliant les scènes du début à la fin. Les favorites sont des femmes âgées que le public découvre au moment du ballet qui s'avère être une performance théâtrale. Bien que ce choix trouve sa pertinence dans la dramaturgie, force est de regretter qu'une telle reconstitution de La Favorite en Grand Opéra et en intégralité ne propose pas le ballet chorégraphié.
Les doutes et regrets du spectateur sont toutefois compensés pour l'auditeur par le niveau des solistes lyriques. Le personnage de Léonor (l'un des premiers grands rôles-titres écrit pour la tessiture de mezzo-soprano) est doublement important pour Annalisa Stroppa qui l'incarne : il s'agit de sa prise de rôle et de son véritable début au Festival devant le public, après son apparition en Belisario en 2020 à huis clos. Elle déploie pleinement son timbre charnu sur le long de sa gamme, solidement assise dans les graves notamment. La robustesse de l'appareil est son signe de démarcation, mais aussi un piano suave qui marque le sommet de sa musicalité. Les forte aigus sont stables en intonation mais l'émission s'avère troublée à cause du vibrato intense. La prononciation du français, bien que travaillée, est inégale et souffre de grands soucis de clarté.
Vedette du répertoire donizettien, le ténor mexicain Javier Camarena revient à Bergame après ses débuts au Festival l'année dernière dans L'Élixir d'amour. Cette année il vient avec un disque dédié à son compositeur de prédilection, nommé Signor Gaetano et gravé avec Riccardo Frizza et l'Ensemble Gli Originali. Il incarne le rôle de Fernand avec beaucoup de fraîcheur vocale et un phrasé lisse, doux, belcantiste, très riche en nuances dans son expression. Son timbre solaire rayonne dans les aigus, très chaleureux et arrondis, quoique parfois nasalisés, en parallèle avec ses efforts de prononciation du français, assez net et soigné. La technique est sans failles, le souffle long et l'intonation stable même dans les suraigus qu'il fait ressortir avec succès, suscitant l'enthousiasme parmi l'auditoire qui le recouvre de bruyants applaudissements.
Florian Sempey (particulièrement remarqué dans la création historique de L'Ange de Nisida en 2019) fait sa troisième apparition sur les planches bergamasques, cette fois dans le rôle du roi Alphonse XI. Son jeu et sa présence scénique inspirent l'élégance et l'autorité souveraines, avec une voix timbrée et ronde, aux couleurs dramatiques. Après un début quelque peu hésitant, il affirme sa prestation captivante vocalement, composée de graves étoffés, conduite en passages bien cadencés et dans un alignement avec la fosse. L'émission est vibrée mais résonnante, la poitrine élance des sonorités parfois impressionnantes qui affirment son rôle : "Je suis maître et seigneur et n'ai pour juge ici que moi-même".
Evgeny Stavinsky incarne le père Balthazar (le supérieur du couvent) avec sa voix de basse nourrie, sonore et autoritaire. Ses graves sont charnus mais, n'ayant pas assez de force dans la projection, se voient couverts par l'orchestre. Les passages vocalisants sont solidement souples, tandis que la région médiane (et plus élevée) de sa tessiture lui rend plus d'aisance, de qualité sonore et d'expressivité.
Le ténor Edoardo Milletti est Don Gaspar, irradiant et lyrique, ne manquant pas de force et de clarté dans la prosodie. Caterina Di Tonno en Inès présente son instrument clair et léger, mais restant souvent derrière la masse orchestrale qui voile ses paroles. Enfin, Alessandro Barbaglia dans le rôle d'Un seigneur ne parvient hélas pas à stabiliser la voix pour sa brève et rapide intervention.
Le directeur musical du Festival, Riccardo Frizza est aux manettes de l'Orchestre et du Chœur maison (celui-ci renforcé par l'Académie de La Scala). La phalange instrumentale rend pleinement justice à cette partition rare aux goûts d'inédits. Les cordes sont très mélodieuses et pointues, les cuivres solennels et poignants. Les tutti compacts, harmonieux et rythmés déploient un élan dramatique particulièrement impressionnant au service de la musique de ballet. Si la maîtrise de maestro Frizza sur le plan orchestral est irréprochable, elle est moins accomplie avec les solistes et les choristes, sur le plan de quelques décalages rythmiques mais surtout au niveau de l'intensité. Cela vaut notamment pour le Chœur féminin qui, malgré ses qualités musicales évidentes, reste couvert par les instruments tandis que leurs collègues se désunissent même lorsqu'ils chantent à l'unisson.
Le public bergamasque acclame longtemps et bruyamment les chanteurs et l'ensemble de l'équipe artistique à l'issue de ce spectacle qui s'apprête à voyager en France où il sera donné au printemps 2023, à Bordeaux avec Pene Pati, Varduhi Abrahamyan et de nouveau Florian Sempey également prophète en son pays.
Dans le même temps, Valentina Carrasco mettra en scène Nixon in China à Paris.