Einstein on the Beach, un bain d’énergie à Rouen
« Déflagration … choc incroyable … révolution … précieux moment … stupéfiante odyssée sonore… » : les superlatifs (dont le programme de salle se fait l'écho) pleuvent et s'enchaînent sur cette œuvre, presque à l'image de son matériau... et des échos particulièrement enthousiastes reçus ce soir encore. Le public rouennais a tenu bon les 3h30 de la représentation (certes réduite d'un quart par rapport à la version complète). Peu de spectateurs quittent la salle et nombre d'entre eux reviennent (comme il était prévu lors de la création à Avignon en 1976), même si la disposition d’un théâtre à l’italienne limite les velléités de "récréations".
À la différence de la création, qui avait vu se réunir, autour du compositeur Philip Glass, le metteur en scène Bob Wilson et la chorégraphe Lucinda Childs, la version donnée ici ce soir tient davantage de la version de concert scénographiée, focalisant sur le rituel musical cet opéra bien particulier (sans intrigue).
L'intention n'en est pas moins présente. La scénographie est signée Germaine Kruip : dans l’espace nu de la scène, les chanteurs sont disposés en fond et sur une aile droite, les instrumentistes sur l’aile gauche et au centre, deux claviéristes et les deux chefs (Tom de Cock, Michael Schmid), qui, avec une précision horlogère, articulent l’ensemble de la structure et indiquent, lors des phases très longues de répétitions motiviques, soit la fin, soit l’imminence d’une modification qui va intervenir dans cette immersion hypnotique.
La narratrice envoûtante Suzanne Vega située en avant scène et la dramaturgie agrémentent la version de concert, avec les lents déplacements de tel ou tel artiste non intervenant, avec également des effets de distanciation (ceux qui n’officient pas se relâchent, s’assoient, s’allongent, changent de vêtements ou lisent un journal). Cette dimension dramaturgique qui contribue au flux de la performance est renforcée par des costumes (Anne-Catherine Kunz), qui identifient chacun des chanteurs quoiqu’ils agissent tout le temps dans une configuration collective. Les lumières enfin (Wannes De Rydt, Benno Baarends), éclairent les musiciens et chanteurs de manière utilitariste, avec parfois des décalages qui les mettent légèrement dans l’ombre, et sont souvent utilisées pour éclairer le public, par balayages, parfois par des jeux de miroir, comme pour inclure l’assistance dans l’expérience collective (puis pour mieux déclencher un effet dramatique à l'acmé de la forme musicale par une musique tonitruante sur bande lorsque les lumières plongent la pièce dans le rouge intense).
Le sens immédiat semble évacué, les textes chantés recourant soit à des onomatopées, soit à des listes de chiffres (le célèbre one, two, three, four,…, qui encadre et structure la forme), soit le nom des notes proférées. Le texte construit est attribué à la narratrice Suzanne Vega dont les interventions sont interpolées entre les pièces musicales pures, et qui énonce avec sincérité, en anglais, des phrases investies des couleurs de la conviction, mais sans les déclamer vraiment, chuchotant parfois, et les répétant en boucle (sauf lors du discours au centre l’œuvre et de la scène, où s’énonce un appel très féministe au réveil des consciences, ainsi que lors de l’intervention conclusive, où un dialogue amoureux intense est rapporté, enfin déclamé clairement).
La forme articule des moments de frénésie, sortes de rituels païens, avec des moments plus intimistes, variant les formations (chant et instruments), et les interventions de la narratrice, avec également des rappels à distance d’éléments déjà énoncés et alors variés mais aussi et par trois fois, des passages imitant un chant choral ou de variété, toujours avec de simples voyelles et noms de notes. Mais la musique vibre jusqu'à sa très belle fin, où sur la tirade de la narratrice sur l’amour fou, le chœur entonne une structure répétée qui évoque le Magnificat conclusif des Vêpres de la Vierge de Monteverdi, et constitue une sorte d’aurore, pleine d’espoir et d’humanité retrouvée.
Les effets sonores gérés par Alexandre Fostier s’articulent pleinement avec la musique vivante exécutée sur scène. Les instrumentistes de l’Ensemble Ictus et chanteurs du Collegium Vocale Gent, qui sort ici de sa géographie habituelle des musiques anciennes, font montre d’une constance et d’une endurance remarquées tout au long de ce marathon musical. Les instrumentistes déploient une virtuosité dans des ostinati (sons obstinés) incessants, tant dans des dynamiques intenses que dans la vaillance (en particulier de la flûtiste). Le violoniste insuffle également nombre d'affects bienvenus, dans ces structures réitérées, tandis que les claviéristes tiennent la structure avec fermeté et solidité.
Les chanteurs déploient la qualité et la précision de leurs voix, dont l’articulation qui force l’admiration. La partition, difficile, non pas en étendue ou en dynamique mais en durée, requiert une virtuosité d’énonciation, présente ici ce soir. L’écriture donne souvent à entendre la zone du medium des sopranos, comme couleur dominante, mais les chanteurs savent varier et enrichir couleurs, attaques et tenues.
Loin de déconcerter le public, celui-ci salue, enthousiaste, le travail des interprètes.