Joyce DiDonato avec Philippe Jordan à l'Opéra de Paris : sublime récital, endeuillé mais plein d'espoir
En ce 13 novembre, le public est accueilli par deux grands bouquets dans le foyer de Garnier. Avant l'entrée des artistes, une minute de silence commémore les victimes des attentats terroristes qui ont notamment touché des amoureux de la musique. Cette émotion perdurera toute la soirée, sans pourtant manquer d'emporter le public dans un monde de beauté, parfois même exaltante : sans doute la meilleure des réponses possibles à l'intolérance criminelle. Le thème qui unit les pièces choisies est d'ailleurs en lien avec la perte : celle d'Ariane perdue pour Thésée, une séparation crépusculaire chez Richard Strauss, la grande douleur d'Enrique Granados, enfin Camille Claudel perdant la raison, l'amour, la vie.
La première œuvre de la soirée est Arianna a Naxos, cantate pour piano et voix de Joseph Haydn et qui date de 1789. La cantate est une suite de pièces avec instrument et chant, sans mise en scène. Bach a rendu célèbre ce type de compositions, notamment en traitant de sujets sacrés. On parle alors de cantata da chiesa (cantate d'église), mais il existe également la cantata da camera (cantate de chambre), sur un thème profane comme c'est le cas de cette pièce consacrée à l'antiquité avec Ariane. Le mythe d'Ariane a lui-même inspiré de nombreux opéras, et ce, dès la naissance du genre. Dès 1608, Monteverdi met en musique cette histoire, idéale pour la scène lyrique parce qu'à la fois pathétique et morale : elle permet d'instruire les nobles à ne pas trahir la patrie (ce qu'a fait Ariane en aidant Thésée à tuer le Minotaure, à fuir l'île et à rendre Athènes vainqueur contre la Crète) tout en offrant un spectacle émouvant, pitoyable (notamment celui d'Ariane abandonnée sur l'île de Naxos par Thésée qui a préféré sa sœur Phèdre). Plusieurs versions lyriques existent de cet épisode déchirant mettant en scène Ariane, abandonnée de Thésée pour lequel elle a renié sa famille, son honneur et entraîné la chute de son pays. La plus célèbre est l'opéra Ariane à Naxos (1912) de Richard Strauss sur un livret d'Hugo von Hofmannsthal. Le public pourrait aussi souhaiter entendre Arianna in Nasso, drame musical en 3 actes de Nicola Porpora, créé en 1733 à Londres, recréé au Festival de Beaune en 1995 puis donné à Gênes en 1999 et à Munster en 2002. Enfin, davantage célèbre, le mélodrame de Georg Anton Benda : Ariadne auf Naxos, son chef-d'œuvre créé en 1775 à Gotha puis dans sa version française en 1781 à la Comédie-Italienne à Paris sous la direction du compositeur et qui partage avec celui d'Haydn un intérêt pour le mélodrame.
L'idée d'un récital a germé dans l'esprit de Joyce DiDonato et de Philippe Jordan lors de leur rencontre pour Le Chevalier à la rose de Strauss à Milan en 2011. Le maestro, directeur musical de l'Opéra de Paris, troque pour un soir sa baguette afin d'accompagner Joyce DiDonato au piano (une nouvelle occasion d'admirer l'étendue des talents de chef d'orchestre d'opéras aussi bien que de musiques symphoniques, également directeur musical et donc excellent pianiste : il en deviendrait presque énervant à savoir ainsi tout faire !). Philippe Jordan est habitué à ce que son visage donne l'intention musicale à toute une fosse de musiciens d'orchestre. Son faciès est ainsi un roman, tour à tour pensif, plein de tact puis le sourcil froncé, la bouche pincée, nez levé ou menton baissé. Il entrouvre les lèvres comme pour transmettre son souffle, il baisse et secoue la tête avec fougue. Puis il sourit en laissant languir un silence avant de repartir, taquin dans sa recherche d'échos de la voix au piano. Son instrument devient un véritable clavecin dans les arpèges et les cadences de continuiste (l'instrumentiste en charge d'accompagner tout au long des opéras anciens et de ponctuer les récitatifs). Le génie de Jordan est flagrant dans sa maîtrise des structures (une maîtrise qu'il tire de sa pratique de chef d'orchestre et de directeur musical). Au piano, il sait quand tenir le tempo, quand ralentir ou accélérer, toujours à propos et en conservant la cohérence globale du discours (notamment sur l'ensemble de cette pièce qui atteint la vingtaine de minutes).
Le premier son de la chanteuse est déjà parfait. Les péripéties et les malheurs d'Ariane sont l'occasion d'un voyage à travers les registres et d'un catalogue de la technique vocale impressionnante de Joyce DiDonato. Inspirant profondément, elle offre une voix colorée, parfaitement droite puis d'une amplitude dramatique bouleversante. Elle sait aussi bien tirer les commissures de ses lèvres, à peine ouvertes, renforçant les résonances pointues du son, que déployer d'immenses vocalises avant de finir sa ligne dans un filin de souffle. Présente vocalement, elle l'est tout autant sur scène, même dans ce récital où elle joue la comédie : elle se recule, se love dans le creux du piano à queue, fermant les yeux, serrant les mains.
Joyce DiDonato (© Josef Fischnaller)
La chanteuse est une experte de Haydn mais également de Mozart, dont elle convoque des piqués repris au piano. Le ton est Rossinien pour le soupir de "ti sospira il mio cor, vieni, vieni idol mio" (pour toi soupire mon cœur, viens, viens mon adoré), mais elle offre aussi un dramatique digne de Puccini dans la phrase avant soffrir non posso (je ne puis plus souffrir). "Se pietade avete, oh Dei" (si vous avez pitié, oh Dieux) est un son poîtriné et assuré de contralto. "Teseo, dove sei" (Thésée, où es-tu) est un cri d'appel dont l'écho se prolonge au piano. "Se non vieni" (Si tu ne viens pas), avec ses subites modulations mineures, annonçant les plus poignantes pages de la musique romantique (notamment des mélodies allemandes -nommées Lieder- de Strauss qui suivent dans l'ordre de ce programme). Ariane voit au fond du Palais Garnier le navire Argien lorsqu'elle hallucine le retour de Thésée. Son désespoir est ensuite total et présente toute la palette de son jeu d'actrice : elle se plie, se tord, halète, jette un bras vengeur avant de le recueillir, désespérée, sur sa poitrine. Finalement, grâce à DiDonato, Ariane reprend son destin en main : pour dénoncer Thésée, "Chi tanto amai s'invola barbaro ed infedel" (qui a tant aimé et s'est envolé, barbare et infidèle ; avec un "Ba" explosif), elle accélère et emporte l'auditeur avec un aigu surpuissant, suivi d'un grave poîtriné et profond qui ne l'est pas moins.
À la fin de cette première œuvre, la chanteuse prend la parole dans son français au charmant accent. Elle y présente le choix du programme de ce récital, son thème de la perte, de la douleur et de l'acceptation comme réponse aux événements récents. Elle confie également un bonheur (visible) de chanter les lieder de Richard Straus, dont elle dit qu'ils sont nouveaux pour elle. Dans le chant, sa prononciation de l'allemand se révèle honorable. Elle est certes à peine essoufflée par la quantité de texte lorsque le tempo accélère (dans "All meine Gedanken" : Toutes mes pensées), mais elle maîtrise absolument les aigus solaires ainsi que les passages en lente berceuse ("Du meines Herzens Krönelein" : Toi, petite couronne de mon cœur). La chanteuse y articule et déguste chaque consonne. Elle passe d'un son profond et creux de gorge chaude à l'aigu d'un rossignol. Sachant ménager ses moyens et ses éloquences pour les rendre plus puissants, elle devient voilée, mezza vocce, d'une chaleur presque sourde avec Die Nacht (La Nuit). DiDonato retient même la première montée crescendo vers l'aigu : celle-là dont profitent toutes les chanteuses pour montrer immédiatement ce dont elles sont capables. DiDonato n'a pas besoin de le faire et la véritable conclusion finale est d'autant plus puissante. C'est là toute la beauté subtile et puissante de cette voix, admirable en ce qu'elle sait même quand ne pas vibrer, quand se faire à peine frémissante.
Le cycle Tonadillos d'Enrique Granados est interprété sans aucun excès d'exotisme hispanisant. DiDonato annonce "Allons-y en Espagne" au public puis tire la langue ibérique vers un italien d'opéra (avec toutefois des sons typiques d'Espagne : r roulés, jotas et des z chuintés, la lèvre sur le bord des dents supérieures). Jordan se balade sur le clavier mais joue avec la partie charnue des doigts, délaissant le jeu du bout des ongles souvent choisi au piano dans ce répertoire pour imiter les sons de la guitare. La soirée s'achève avec le cycle de Jake Heggie intitulé Camille Claudel : Into the Fire. Ce cycle de mélodies sur des textes basés sur la vie et l'œuvre de la sculptrice française a été créé pour et par Joyce DiDonato le 4 février 2012 au Théâtre Herbst de San Francisco. Jake Heggie est un compositeur que la chanteuse soutient assidûment. Elle a ainsi tenu le premier rôle dans la création mondiale de son opéra Great Scott à Dallas en octobre de l'année dernière. L'œuvre consacrée à Camille Claudel est composée de sept parties, qui renvoient chacune à l'une de ses sculptures. L'ensemble partage d'importantes caractéristiques avec les autres pièces données précédemment lors de la soirée. Ceci renforce la cohérence de ce récital : la passion radieuse désespérée de Camille Claudel est celle d'Ariane, le drame de chacune de ces songs emprunte au tourment des lieder, en outre la tonalité de Heggie est exotique, parfois même hispanisante.
La Valse par Camille Claudel (© Scott Lanphere)
Sur un début aigu cristallin, pianoté par Jordan, DiDonato vit avec la musique avant même de chanter. Elle incarne l'existence, si triste, de Camille Claudel qui rêve d'être aimée. Abandonnée par Rodin, elle montre son désespoir dans les changements de registre rappelant ceux d'Ariane à Naxos et que maîtrise si bien lady DiDonato. Incarnant la sculptrice, elle appelle Rodin comme la fille de Minos appelait Thésée. Le piano s'emballe alors, Jordan serre la mâchoire de douleur dans les dissonances et les frottements harmoniques. Camille Claudel DiDonato tente de reprendre son courage dans l'allant obstiné. Même lorsque la ligne saute par paliers avec de grands intervalles, sa ligne vocale est homogène grâce à un soutien abdominal du son assuré et une alimentation en souffle parfaitement constante. Ces pièces sont parfois aussi plaisantes à entendre que des mélopées de Yann Tiersen (notamment la deuxième : La valse), mais chaque fois avec une originalité supplémentaire.
La mélodie Shakuntala (du nom d'une héroïne de la plus célèbre des légendes Hindoue : le Mahabharata) est un carnaval de dissonances au piano, aux côtés de grands glissando et portements de voix. Jordan balaye l'étendue de son instrument dans des arpèges concertistes. L'allure devient celle d'un rouet effréné et obstiné, avant de s'inspirer du mouvement minimaliste américain (l'esthétique des compositeurs Steve Reich ou Philip Glass qui jouent sur l'envoûtement d'accords identiques répétés infiniment). Le cycle s'achève sur une dernière phrase aux paroles fort à propos : "Thank you for remembering" (Merci de vous souvenir).
L'Âge mûr par Camille Claudel (© Thibsweb)
En cette fin de programme, la chanteuse s'adresse une nouvelle fois au public. Elle fait part de son émotion (visible) de prendre ce rôle de Camille Claudel à Paris. Le terme de prise de rôle est d'ailleurs bien choisi : le compositeur avait pensé cette série de mélodies comme le travail préparatoire à un opéra, mais la richesse de l'interprétation de DiDonato l'a incité à laisser l'opus en l'état. La chanteuse s'excuse alors d'avance de n'offrir qu'un seul bis au public, vu la charge en émotion de cette semaine. Elle tient toutefois à interpréter Morgen de Strauss : une ode au Matin en forme d’espoir acharné. Il y aurait tant à dire sur ce moment d'émotion (accompagné par le ronronnement lointain du métro souterrain qui résonne dans la piscine en-dessous de Garnier), sur cette voix qui enfle en volume et en intentions. Mais cette pièce invite aussi au silence, le public laissant d'ailleurs résonner la voix, le piano, puis le soupir final, durant un long moment avant d'applaudir. Revenant sur son annonce par le triomphe qui lui est fait et annonçant qu'il est aussi "Important d'avoir la joie" : elle sourit et trémousse La Danza de Rossini, revigorant un public déjà comblé.
Une nouvelle occasion vous sera donnée d'entendre Joyce DiDonato en récital : dans un répertoire baroque, accompagnée par l'ensemble Il Pomo d'Oro dirigé par Maxim Emelyanychev. Réservez, en cliquant ici, vos places (abordables !) pour le 24 Mai 2017 au Théâtre des Champs-Élysées.
Tout aussi abordable, toujours au Théâtre des Champs-Élysées et dès le 18 Mai prochain, précipitez-vous ici pour obtenir un siège afin d'admirer son Ariodante de Haendel !