Cardillac rutile encore après 12 années à l’Opéra de Vienne
Cardillac de Paul Hindemith mélange une matière romantique, le cadre social de Paris au XVIIe siècle, avec le livret et la musique de la première moitié du XXe siècle. Le livret de Ferdinand Lion, d’après le conte fantastique Mademoiselle de Scudéry d’E.T.A. Hoffmann, raconte l’histoire et les crimes de l’orfèvre de Louis XIV René Cardillac, qui tue les acquéreurs de ses bijoux afin de récupérer ses créations. Dans l’opéra, sa fille est tombée amoureuse d’un officier qui désire la plus belle création de Cardillac. L’orfèvre la lui refuse mais accepte de lui accorder la main de sa fille, qu’il juge inférieure à ses créations, pour finalement changer d’avis (et d’échelle de valeurs) en laissant l’officier partir avec une chaîne en or. Saisi à nouveau de ses pulsions, Cardillac court finalement après l’officier pour le tuer afin de récupérer son bijou.
Sven-Eric Bechtolf, dans sa mise en scène largement célébrée lors de ses débuts en 2010, bien conscient des enjeux et difficultés de ce mélange réunit les différentes esthétiques dans une scénographie symbolique, alliant des lignes nettes et simples avec la richesse d’une armoire dorée. Les décors majoritairement noir et blanc de Rolf Glittenberg, éclairés par Jürgen Hoffmann, évoquent une ambiance typique d’un film noir et le style d’une gravure sur bois de Frans Masereel, d’où pourrait surgir Jack L’Éventreur ou le Nosferatu de Murnau (vampire qui fait même une apparition). Les costumes de Marianne Glittenberg, suffisamment dramatiques pour consolider l’ambiance sans être exagérés, contribuent à l’atmosphère fantastique et donnent à chaque personnage un caractère distinctif, notamment Cardillac qui sort du lot avec son manteau doré. L’isolement de la figure de l’artiste solitaire qui sous-tend le drame se manifeste également dans la chorégraphie, qui établit un contraste entre Cardillac et la foule aux mouvements comiques et exagérés. La production concilie ainsi et en somme les différentes matières et esthétiques avec une efficacité poignante.
Le Cardillac de Tomasz Konieczny, digne d’un antihéros hoffmannien, n’abandonne néanmoins nullement une représentation réaliste et terre-à-terre de l’humanité et des difficultés psychologiques du personnage. Le caractère et la texture distingués de son timbre s’imposent de bout en bout et se manifestent dans l’expressivité du chant, avec des transitions aisées et réfléchies entre les registres. Le baryton-basse polonais a une manière particulière de mettre l’accent sur certains mots et certains contours, ce qui assure un rapport organique et particulièrement précieux entre le chant et ce personnage qu’il incarne. Du registre profond, dense et menaçant jusqu’aux montées les plus ardentes, chaque élan donne à la voix l’occasion de démontrer sa solidité et sa maîtrise, la virtuosité vocale s’unissant à la compréhension dramatique pour assurer une incarnation poignante.
Vera-Lotte Boecker, incarnant la fille de l’orfèvre, joue sur le contraste entre la faiblesse de son personnage et la puissance de sa voix. Alors que le caractère est peureux et indécis, écrasé par la présence de son père, la voix est forte et libre, capable de couvrir les élans les plus exigeants avec aisance et sûreté tout en manifestant l’éventail de ses émotions dans les nuances vocales. Le timbre est doté d’un éclat naturel, mais sa particularité repose surtout sur la densité, qui donne une touche de brillance dans le registre haut et qui assure une texture légèrement corsée dans le registre médian ainsi que les descentes. Elle est en somme une équation primordiale dans le trio avec Cardillac et l’officier.
Gerhard Siegel, qui débute dans cette œuvre avec ce rôle de l’officier recourt à l’éclat et à la chaleur de son timbre pour saisir le comique de son personnage. De manière générale, le chant est fier et puissant, sans néanmoins oublier l’ironie et les manières du caractère. Les montées, particulièrement impressionnantes, réunissent une densité mélodique et de riches nuances expressives pour s’achever sur l'éclat sûr des notes maintenues au sommet. L’aspect chaleureux de son timbre se complémente bien dans la confrontation avec celui de Cardillac, sombre et plus anguleux.
Wolfgang Bankl (le marchand d’or) maximise la capacité dramatique de son timbre sombre dans les escarpements entre les registres. Le chant s’adapte vite aux changements de nuances et fournit une expressivité adéquate, avec une légère exagération qui reste néanmoins pâle en comparaison de Cardillac.
Daniel Jenz laisse son timbre lumineux se manifester dans le chant fier et éclatant du chevalier séducteur, drôle et dynamique dans l’expression (justement) exagérée de ses élans amoureux. La dame qu’il convoite voit Stephanie Houtzeel présenter habilement de multiples facettes, y compris coquettes, en puisant dans la densité et la texture granuleuse de son timbre. Cette combinaison assez surprenante entre le rôle et le timbre produit un résultat tout à fait charmant, dû à la précision et à l’aisance du chant.
Evgeny Solodovnikov (prévôt en chef) se fait remarquer dans sa brève apparition grâce à la gravité et à la couleur particulière de son timbre, sombre avec des touches de brillance. La sévérité du personnage, néanmoins lyrique, est exécutée avec puissance et précision.
Le chœur dirigé par Thomas Lang, tout à fait conscient de son rôle primordial dans le drame et sur scène, livre une performance impeccable. Cornelius Meister à la direction de l’Orchestre maison réunit finesse et précision, faisant se mouvoir la masse sonore en élans dramatiques et réguliers dans le même temps. Les dissonances et les couleurs parfois paradoxales de cette musique sont bien traduites dans la densité lyrique des cordes et s’ancrent dans les sombres mises en garde des cuivres. Les moments lyriques sont dramatiques et envoûtants, confrontant les caractéristiques typiques des motifs amoureux avec les prémonitions les plus sombres : une exécution bien réfléchie qui saisit au cœur la plénitude du drame.
L’accueil enthousiaste de la salle pleine à craquer salue la performance offerte.