L’Orfeo par Tom Morris à Vienne : mariage participatif et descente aux enfers
« Je n’aime pas quand il y a une barrière entre la représentation et le public », affirme Tom Morris en interview dans le programme de salle. La représentation commence donc de manière immersive et interactive, les spectateurs devenant des invités à la fête de mariage d’Orphée et d’Eurydice. Dès la salle du vestiaire et dans les couloirs, la voix d’Orphée (Georg Nigl) résonne par les haut-parleurs et souhaite la bienvenue, en donnant les consignes de participation. La brochure distribuée au public est une invitation ("Bienvenue au mariage d'Orphée et Eurydice"). En outre, les spectateurs présents trente minutes avant la représentation peuvent prendre des photos avec les membres de la distribution (sauf les mariés, bien sûr, qui sont en train de se préparer). Ces personnages entrent par les mêmes portes que les spectateurs et se baladent dans la salle (avant de rejoindre la scène par la fosse). Narumi Hashioka et Aaron McInnis, dans leurs habits de bergers avec des cornes de satyre, s’amusent et se prêtent d’autant mieux au jeu des selfies avec les spectateurs qu’ils sont les plus demandés pour l’exercice.
Le rideau déjà ouvert montre les décors d'Anna Fleischle qui, avec les costumes, réunissent une ambiance classique de contes de fées et d’éléments païens. Les projections vidéo de Nina Dunn en arrière-plan et l’éclairage, minimaliste et poétique de James Farncombe viennent rajouter au fantastique. Les décors facilitent une transition organique entre le monde des vivants et le monde des morts : le plafond même remonte, suspendu dans les airs pour donner l’impression d’une plongée dans le souterrain des enfers. Le mythe est ainsi rendu plus proche, sans être démythifié, mettant l’accent sur l’acceptation davantage que sur le tragique.
Georg Nigl saisit les états d’âme et l’humanité d’Orphée avec compréhension et conviction, dans le chant comme via le jeu d’acteur. Son timbre en partie sombre et granuleux est mis en valeur notamment dans les récitatifs qu’il rend vivants et exploite librement (mais jusqu’à frôler le Sprechgesang). Un tel degré de liberté vocale, la finesse et le détail des paroles soutiennent pleinement les moments solitaires des derniers actes. L’aisance vocale permet de naviguer entre les registres avec sûreté, sans perdre le contact avec l’auditoire, sans surjouer le côté tragique de son personnage.
Ileana Tonca a une pureté de timbre qui convient bien au rôle d’Eurydice. Contrairement à Orphée, elle se focalise plutôt sur la mélodicité du chant. Ensemble, le couple forme un bon contraste au moyen d’une différence des textures. En général, la performance vocale se caractérise par ses montées sûres et éclatantes, dont les sommets ne sont jamais criés, et une bonne balance dans les descentes. Cette Eurydice est sympathique, et surtout, juste assez romantique pour ne pas tomber dans les clichés de la trop douce amante.
Patricia Nolz, avec son triple rôle, occupe une place primordiale dans cette mise en scène. La Musique et l’Espoir qu’elle incarne successivement sont unis en une figure de guide, celle d’une hôtesse de cérémonie dans la fête de mariage puis une figure de Virgile lors du voyage aux enfers (comme dans L’Enfer de Dante). Sa nymphe Écho, quant à elle, signale le moment décisif du drame en montrant à Orphée les ravages d’une trop longue souffrance. Le timbre dramatique sait s’imposer et se retirer aux bons moments. Les transitions entre les registres sont d’une précision impeccable et témoignent d’un grand soin dans les nuances, vocales comme émotionnelles. Quelques descentes nécessiteraient parfois plus de puissance et de conviction, mais le chant est généralement soigné et réfléchi, rond et présent même dans l’évanescence éthérée du personnage.
Patricia Nolz | Ileana Tonca © Wiener Staatsoper / Michael Pöhn |
Szilvia Vörös, remplaçante de dernière minute de Christina Bock, maîtrise le double rôle de la messagère et de Proserpine (présentées comme doubles dans cette mise en scène). Le timbre velouté, dense et sombre, convient aux élans dramatiques richement nuancés de la déesse du printemps et de la froide fermeté de la messagère. La voix réunit en effet ces deux personnages avec sa grande capacité dramatique, l’appui sur le registre bas (imposant et parfois même menaçant dans la lamentation de Proserpine), ainsi que les montées pleines d’élan (qui s’achèvent toutefois sur des sommets avec une texture légèrement métallique).
Andrea Mastroni chante Pluton de manière imposante, mettant en valeur la puissance et la solidité de son timbre. Sa couleur très sombre est un bon complément pour celui de Szilvia Vörös et sait s’unir mélodieusement aux autres personnages, quoique sa puissance s’impose parfois aux dépens de sa capacité dramatique.
Wolfgang Bankl incarne Charon mais revêt néanmoins les habits les plus comiques (avec un grand bateau comme chapeau). Il n’en intimide pas moins grâce à son timbre, aussi sombre que celui de Pluton, mais beaucoup plus transparent en termes de texture. Hiroshi Amako (Apollon), d’un timbre fin ayant une certaine pureté, réunit la précision et une mélodicité agréable et équilibrée.
Les rôles secondaires réunissent de jeunes talents. Narumi Hashioka et Aaron McInnis incarnent chacun un rôle double de berger et d’esprit des enfers. Le premier d’un timbre équilibré et d’une texture régulière avec un grand souci d’équilibre et de précision dans chacun de ses moments dramatiques qu’il livre avec engagement et enthousiasme. Le second privilégie la densité de son timbre et les nuances couvertes avec aisance. Antigoni Chalkia (Nymphe) impressionne par son chant pur et puissant, et a de bons moments partagés dans les échanges avec les bergers. Le contreténor Iurii Iushkevich (un berger) installe une ambiance rêveuse par le caractère cristallin de son timbre, innocent mais sans excès.
Le chœur sous la direction de Martin Schebesta livre une performance remarquée et profite des chorégraphies de Jane Gibson et Callum Hastie, les dynamiques vocales complémentant harmonieusement celles vocales avec un rôle assez central dans la mise en scène.
Stefan Gottfried à la direction du Concentus Musicus de Vienne soigne bien la continuité comme la structure musicales. Les parties vives sont assurées avec brio et énergies, puisant dans les basses, tandis que les vents saisissent les mélodies. Les parties lentes et méditatives ainsi que l’accompagnement des récitatifs sont livrés avec patience et concentration, d’une manière toujours adaptée au flux et à l’intensité vocale des solistes.
Le spectacle est accueilli de manière enthousiaste par un public très varié, dont une part considérable de touristes internationaux.