Renaissance d'Écho et Narcisse de Gluck à l'Opéra Royal de Versailles
C'est dans le "Palais de marbre rehaussé d’or" réalisé par le célèbre décorateur de l’Opéra de Paris, Pierre-Luc-Charles Ciceri (1782-1868) pour l’inauguration des galeries historiques de Versailles en 1837, que s'éveille ce soir Écho et Narcisse créé à l'Académie royale de musique en 1779 : tissant donc un nouveau lien entre les régimes, avec cet opéra du protégé de Marie-Antoinette dans ce décor voulu par Louis-Philippe.
Hervé Niquet, comme à son habitude, fait en sorte que cette résurrection -enregistrée pour le label discographique de la maison- soit "mythique" via la dimension magistrale de sa direction du Concert Spirituel (chœur et orchestre) ainsi que des solistes.
Le chef enchaîne les acrobaties gestuelles, transportant les musiciens dans ces tourbillons de clair-obscur dont le drame est imprégné. Le timbre orchestral, chaleureux et brillant mais homogène souligne et met en valeur la poésie musicale de la partition. Tel le chœur grec, la phalange vocale spirituelle narre les événements de l'histoire, enveloppant le public dans le frisson des dynamiques émotionnelles, harmoniques ou contrapuntiques (25 choristes suffisent à déployer la théâtralité majestueuse, d'emblée soutenue et portée également par l'orchestre).
La soprano franco-allemande Caroline Jestaedt donne vie à Amour. Élégante dans sa robe de soirée d'un blanc tirant sur le rose, la voix est reconnaissable à son timbre très clair. L'articulation se précise peu à peu et le chant acquiert cette couleur plus chaude et plus ronde qui l'identifie pleinement au personnage (a fortiori dans l'alliance de sa délicieuse présence scénique, avec des gestes et expressions corroborant son souffle et ses phrasés musicaux).
Avec une élégance raffinée, dans sa robe de soirée noire, la soprano Adèle Carlier offre au personnage d'Aglaé ses couleurs vocales plus sombres et plus dramatiques, dialoguant et s'intégrant au chœur. La prononciation du français permet de comprendre le texte sans avoir à regarder les sur-titres qui défilent sur les panneaux à côté de la scène, et elle soutient la projection autant que l'ancrage.
Cécile Achille (Eglé) déploie son harmonieuse voix de soprano par sa rondeur de timbre avec homogénéité sur l'ensemble de son registre. Ses dialogues au goût mozartien déploient les relations dramaturgiques entre les personnages, très importantes même en version concertante (voire davantage) pour transmettre l'histoire au public.
La jeune soprano lyrique Laura Jarrell complète le Chœur du Concert Spirituel, mais offre aussi une Thanaïs de caractère. Bien que le personnage joue un petit rôle dans le drame de Gluck, son chant se fait ici passionné et précis, avec un caractère brillant très prometteur.
Le personnage de Sylphie est confié à Lucie Edel, dont le mezzo-soprano léger intervient discrètement mais affirme avec équilibre vocal son soin pour la prosodie française.
La voix légère au timbre brillant de Sahy Ratia en Cynire évoque les rôles de tenore di grazia, émergeant dans ce drame avec une aisance expressive qui rend le personnage captivant. La dimension bel cantiste de cette voix étonne dans ce contexte, mais bien moins qu'Écho et rappelle combien Gluck fut un compositeur en avance sur son temps, assurant le passage du baroque au classicisme (alors pourquoi pas pré-romantique). D'autant que l'émotion vocale déploie son énergie avec goût et maîtrise.
En revanche, le Narcisse de Cyrille Dubois se livre et même se jette corps et âme dans l'eau de cette partition, traduisant notamment toutes les passions qui déchirent ce personnage tragique. Ses gestes et son style vocal ne craignent pas l'emphase, pas même de rendre constante la tension émotionnelle du personnage en tendant les aigus (tout en sachant se couler dans l'écriture musicale et appuyer son articulation caractérisée).
Le rôle-titre féminin Écho est ici bien loin de simplement répéter le dernier mot de phrases précédentes, le personnage trouvant ici sa propre voie, l'amour heureux avec Narcisse (contrairement au dénouement tragique chez Ovide), et surtout sa voix pleine et entière, a fortiori avec celle de la soprano Adriana González, qui déploie à elle seule son propre et puissant Écho (l'effet de résonance est ici assumé par les seuls moyens de sa voix et par des traits de l’orchestre).
Cette voix frappe en effet, et déconcerte même l'auditoire tant le format vocal a les dimensions véristes : les sonorités puissantes et dramatiques ainsi que l'amplitude du phrasé sont Pucciniennes. Mais même si le doute est permis pour l'auditeur, quant à savoir s'il écoute Turandot ou Écho face à un tel volume, la soprano a le grand mérite d'adapter sa voix au style (quoique les dimensions de sa voix et de son incarnation limitent d'autant ses interactions avec le reste de la distribution).
Le public, enchanté par la beauté de ces pages musicales magistralement revisitées, acclame Écho et Narcisse, et avec eux le compositeur Gluck dont l'œuvre est ce soir ressuscitée avec des couleurs véristes : un Risorgimento de la poussière du temps.