Requiem³ à Saint-Roch
Le chef Daniel Reuss s'approche d'abord du chœur en formation réduite, pour diriger de près le premier morceau a cappella, mais même lorsqu'il s'installe ensuite devant l'orchestre, sa gestique reste celle d'un chef de chœur articulant des syllabes et sculptant des phrases (ce qui permet aussi de faire "chanter" les instruments).
La cohérence de cette direction et de cette vocalité renforce ainsi le fil rouge de ce programme, consacré aux Requiem. En effet, même le premier morceau intitulé Nymphes des Bois invite en fait celles-ci à se lamenter sur la figure d'un grand compositeur, le tout menant vers le Requiescant in pace. Amen. "Déploration sur la mort de Jean Ockeghem", tel est le sous-titre de cette pièce de Josquin Desprez sur un texte (de Jean Molinet) déjà si musical en lui-même. Le chœur Cappella Amsterdam est d'emblée dans un esprit spirituel et de recueillement, avec des phrasés très homogènes, aux longues et douces résonances. Les voix se marient et marient les couleurs de lumières et d'ombres mais sans contrastes, de sorte que le phrasé coule, aussi dans le sens où le texte en vieux français est rendu inintelligible (impossible d'entendre, dans tous les sens du mot, les "cris tranchans et lamentations" ou "plourez grosses larmes d'œil" du poème).
Tout l'inverse de la pièce suivante, qui partage pourtant la fonction d'hommage, doublement même : May composé par Louis Andriessen (décédé l'année dernière) sur un texte d'Herman Gorter (très connu aux Pays-Bas), une œuvre commandée par cet orchestre et créée en 2020 pour son "père fondateur" (en hommage à Frans Brüggen). La pièce réunit chœur et orchestre, mais distingue chaque pupitre, à l'image de cette partition qui séquence une suite de références (un processus assumé par le compositeur qui en cite quelques-unes). Cela étant, les instrumentistes étant très accrochés à cette partition rare, le rendu est encore plus dé-structuré, ce qui valorise la dimension encyclopédique de cette partition (pour qui en a les références), ainsi que des timbres du chœur et de l'orchestre, mais le son reste aussi tendu que les musiciens sont concentrés.
Comme il l'exprime durant l'entracte venant après ces deux pièces et seulement une demi-heure, le public est visiblement venu pour le Requiem de Mozart (inscrit seul en tête d'affiche). Il applaudit néanmoins avec politesse ces propositions qui ont le mérite de l'audace et d'encadrer le chef-d'œuvre classique par deux morceaux gagnant à être connus et aux antipodes, temporelles comme stylistiques.
Les artistes en profitent également pour réunir au service de Mozart les qualités respectivement exprimées en prélude dans ces deux pièces. La dimension psalmodique du chœur se détache (mais tout en conservant quelques défauts de justesse dans les cimes notamment). Les instrumentistes proposent un tout autre travail des matières, suite logique de leur connaissance de la partition et de l'esthétique de cette époque (raison pour laquelle ils se nomment "Orchestre du XVIIIe Siècle", jouant sur instruments ou copies d'époque). La libération va jusqu'à la fougue dans le Dies Irae où chaque violon se fait soliste vivaldien.
La soprano Katharine Dain assume d'emblée pleinement sa présence "scénique" et vocale, seule d'abord face au public (les solistes faisant ce soir des allers-retours pour s'installer devant l'orchestre seulement le temps de leurs interventions, relativement courtes dans ce Requiem). Le "ou" latin de son Jerusalem plonge dans le Tombeau mais avec la lumière de l'espérance dans ses résonances : le son est rond mais précis à la fois. Marianne Beate Kielland pose son mezzo-soprano avec une lumineuse douceur et une douce lumière, dans sa voix grave et vibrée, dans le caractère du timbre mais avec la mesure de son volume.
Tobias Berndt, basse solo, conduit son phrasé d'une voix ample, au vibrato strié comme le phrasé l'est de quelques accents aussi pertinents. Sa montée vers l'aigu a juste ce qu'il faut de matière pour rester audible et de qualité (idem lorsqu'il faut descendre au tombeau pour soutenir le quatuor de ses graves). Le ténor Thomas Walker est tout à l'inverse mais tout aussi intéressant dans son registre, celui du dévouement lyrique constant, projeté et claironnant. Il lance sa voix aussi loin que l'acoustique et les émotions, sans en perdre le contrôle, jusqu'à des passages blanchis mais pour mieux les retimbrer. La dualité même de cette œuvre, spirituelle et lyrique est ainsi résumée par ces deux seuls chanteurs qui mêlent d'autant mieux leurs voix en duo.
Le public qui emplit ce lieu saint, église des musiciens aux allures de mini chapelle Sixtine, applaudit chaleureusement les artistes.