Tempête de Couleurs à l’Opéra de Lille
“Color est la beauté du son ou le phénomène auditif par l'intermédiaire de quoi le sens de l’ouïe prend plaisir”, écrivait l’auteur Jean de Garlande (1190-1252) dans De mensurabili musica. C’est le pari que se lance l'Ensemble La Tempête, en mettant cette citation en exergue de ce concert, visant à immerger les sens par la musique, provoquer l’extase, colorer l’âme.
Après un premier concert (Hypnos) déambulatoire deux jours auparavant, la compagnie propose un concert Color, plus “statique” mais toujours aussi mouvant du point de vue des sensations. Cette fois, c’est la grande salle de l’Opéra de Lille qui est baignée d’une brume enveloppante, dans l’obscurité presque totale d’une mise en conditions sobre et minimaliste. Des spots lumineux aux couleurs chaudes éclairent les artistes.
Les musiques du Moyen Âge et de la Renaissance composant le programme (de Léonin et Pérotin, Josquin jusqu'à Gesualdo et Dowland) démarrent quasiment toutes par leur interprétation reconnaissable mais ensuite inhabituelle. Parmi les cornets à bouquin et clarinette, une batterie (Jean-Baptiste Pinet) se fait entendre, comme un saut de cinq siècle en avant en partant de la fin du répertoire de ce concert qui s’étend sur cinq siècles. Le voyage dans le temps se déploie aussi à travers les continents, avec l’apport de saxophones et ney (joués par le même musicien, Quentin Darricau), basson, dulciane et duduk (par Xavier Marquis) le tout grâce aux arrangements de Simon-Pierre Bestion. Lorsqu’il n’accompagne pas le chant des musiciens, c’est son piano (dont il joue, ainsi que du virginal) que tient Simon-Pierre Bestion. De son air grave et passionné, il laisse lui aussi aller sa voix pour chanter parfois seul sur des airs tels que In Darkness Let Me Dwell (1610, John Dowland).
Outre le chant des instrumentistes, qui font également office de chœur, et dont les premières interventions renvoient une voix faible et hésitante, une soliste lyrique est présente : la soprano Amélie Raison, dont la voix peut se faire aussi discrète, presque inaudible, que puissante et prenante à travers de longues vocalises orientalisantes. Après, et parfois même avant chaque texte fidèlement restitué, la voix de la soprano soliste s’étire, s’amplifie, orne et varie dans une forme de réinterprétation des musiques, mâtinée d’improvisation par son interprétation même (reprenant des morceaux de textes ou simples syllabes, donnant une couleur de chants traditionnels celtes).
Les instruments s’emballent en de longs solos, se désynchronisent. Le rythme tendu, l’irrégularité et le glissement harmonique tant au plan vocal qu’instrumental, renvoient un aspect improvisé (nécessaire à la création selon Simon-Pierre Bestion), presque “expérimental”, face à un public d’abord décontenancé, mais qui se prend néanmoins au jeu et se laisse rapidement porter par les sonorités jazz, parfois presque rock, des reprises d’un répertoire pourtant classique. Les spectateurs passent par une multitude d’émotions comme La Tempête passe d’airs plutôt enjoués (De tous biens plaine), à d'autres plus lents et las (Parfons regretz).
Simon-Pierre Bestion qui qualifie les interprétations de l’Ensemble de “vision utopique de la musique ancienne”, annonce la clôture du concert avec un bis reprenant le “Gloria” de la Messe de Notre Dame (Guillaume de Machaut), qui lui tient particulièrement à cœur.
Avec ce concert, La Tempête s’intègre encore ingénieusement dans les évènements du Festival “Sémélé ou la traversée des songes”. Ici plutôt via le prisme des sentiments amoureux et de l’aspiration divine (résonnant avec la légende de cette mortelle amoureuse d'un Dieu). Le choix des textes religieux et sentimentaux, cette union intense amour-divin, offre un voyage très apprécié du public, en un concert où la musique colore l’esprit.