Sémélé foudroyante à l’Opéra de Lille
Œuvre marquante d’un nouveau genre de l’opéra anglais, Semele reprend un mythe mêlant amour, ambition humaine, puissance divine et exploration de l’autre, ici à l’aide d’une mise en scène aussi sensible que percutante.
Après la projection d’un texte offrant une remise en contexte sur le lourd rideau rouge de l’Opéra, celui-ci se lève sur une scène calcinée (imaginée par la scénographe Natacha Le Guen de Kerneizon) peuplée de foyers de cheminées noircies, de grandes portes austères, de meubles à moitié fondus par la chaleur, de miroirs disparaissant derrière la suie, de fleurs sombres et fanées. À l’avant de la scène, côté cour, un tas de cendres encore fumant, d’où Sémélé surgit bientôt, brisant le calme de cet espace sans vie.
La soprano Elsa Benoit court dans la grande salle brûlée, aussi (é)perdue et désemparée qu’une créature qui vient de naître ("poussière, tu redeviendras poussière" dit la Bible et le destin de cette héroïne littéralement consumée d'amour pour avoir voulu voir son amant Zeus dans sa véritable forme). Elle offre ainsi dès les premiers instants une agilité de chant et un investissement dans la performance scénique qui impressionneront tout au long de la représentation. Avec des airs tels que “No, no, I’ll take no less”, elle démontre en effet une assurance et une virtuosité vocales soutenues par le dynamisme de sa gestuelle.
Le premier acte étant dédié à l’intrigue des mortels, c’est d’abord le père de Sémélé, Cadmus, qui entre pour marier sa fille. Son excitation est portée par la voix basse chaudement projetée de Joshua Bloom, dont les interventions se font rares mais dont la puissance et la justesse sont marquantes.
Athamas, l’époux en question arrive ensuite, personnage dont la précipitation et la maladresse burlesque qui arracheront de nombreux rires dans la salle, se ressentent dans le timbre perçant et fluet du contre-ténor Paul-Antoine Bénos-Djian.
Dirigé par la cheffe d’orchestre Emmanuelle Haïm (qui avait conduit Tamerlano, Giulio Cesare, Orlando, Agrippina , Il Trionfo del Tempo, et Rodelinda de Haendel en ces murs les saisons précédentes), le Chœur du Concert d'Astrée entre à son tour, foule enthousiaste qui félicite une Sémélé pourtant contrainte. Ce chœur, fort et dynamique, apparaît souvent comme une prolongation des personnages : il est annonciateur (de l’apparition de Jupiter par exemple), appuyant les sentiments et émotions (lorsqu’il s’extasie de la satisfaction de Sémélé au royaume divin, ou plus tard son désespoir face à son statut de mortelle, puis se réjouit du futur mariage). Un coup de tonnerre résonne, la foule colorée s’avance jusqu’au bord de la scène, comme pour prévenir le public de l’arrivée de Jupiter, avant que Sémélé et sa traîne ne disparaissent soudainement, emportées dans le foyer de l’une des cheminées. Les coups de tonnerre sont aussi orchestraux, mais la fosse offre des excès de volume qui contrastent mal avec les moments d'expression sentimentale requis, la direction de la cheffe s'avérant très droite, roide même.
L’enlèvement laisse Athamas éploré et inconsolable, pendant qu’Ino, la sœur de Sémélé interprétée par la mezzo-soprano au timbre riche Victoire Bunel, d’une assurance et d’une puissance remarquées, désespère qu'il ne s'intéresse à elle et aux sentiments qu’elle lui porte. Les deux voix se confrontent dans un long mouvement plaintif.
De son timbre large, sombre et assuré, la voix profonde et inquiétante de la mezzo-soprano Ezgi Kutlu traduit la rage de la déesse et épouse de Jupiter (Junon, suivie d’Iris qui fait son entrée). Dans un aparté, elle semble raconter le plan de sa vengeance aux spectateurs. Bien que l'œuvre d’Haendel soit sombre, par ses situations et relations dramatiques entre les personnages, une touche de comédie trouve toujours sa place. Les frénétiques accès de colère de Junon en sont un exemple : des vibratos répétés avec cynisme et exaspération, accompagnés d’un regard complice vers le spectateur. Plus tard, elle singera même l’orchestre, excitée par la mise à exécution de son plan maléfique.
Tandis que la déesse fulmine et prépare sa vengeance, la soprano Emy Gazeilles incarne une Iris joueuse, qui ne comprend pas la gravité de la situation et ne cesse de chanter en sons clairs et brillants l’amour entre Sémélé et Jupiter.
C’est après cette scène bouillonnante, dans une atmosphère plus calme, que Jupiter fait sa première apparition. La puissance de ce dieu doux et imposant à la fois est très justement transmise par la voix chaude et enveloppante du ténor Stuart Jackson. Le géant divin renvoie une tendresse infinie, notamment à travers l’interprétation touchante de pureté de l’aria “Where’er you walk”.
Le baryton-basse Evan Hughes, de ses longues phrases sombres et ensommeillées qui s’affirment à mesure que son personnage sort de sa léthargie, interprète Somnus, le dieu du sommeil instrumentalisé par Junon pour détruire Sémélé (personnage particulièrement important, objet d’un autre concert en résonance avec ce spectacle à Lille, ainsi que dans cet opéra comme l’explique le metteur en scène Barrie Kosky dans son entretien avec la dramaturge Johanna Wall : “Dans aucun autre oratorio de Händel il n’est autant question de lui. Ici, il apparaît même en personne et éveillé. [...] Pourtant, tous les personnages semblent être poussés par une sorte d’insomnie…”).
Après l’entracte, le rideau se relève cette fois sur une pièce sombre vidée de ses meubles. Les cendres ont également disparu. Seule Sémélé est assise par terre. Bientôt, le chœur refait son apparition, muni de miroirs et de lampes torches qu’il pointe vers les solistes, puis vers le public. La présence de ces nombreux miroirs, au dessus des cheminées, portés par les artistes du chœur, ou posés aux murs par Ino, marquent l’idée de “miroir brisé” qu’expose le metteur en scène : l’histoire n’est pas forcément chronologique, mais plutôt faite de fragments (en témoigne le tas de cendres d’où sort Sémélé après l’ouverture de rideau, cendres qui seront les siennes à la fin de la représentation).
Un nouveau coup de tonnerre se fait entendre, comme ceux qui rythment les scènes depuis le début, rappelant l’omniprésence de Jupiter, ainsi que l’issue irrémédiable de l’histoire. Le chœur fuit.
La fin de la représentation montre Sémélé devant le rideau baissé. Effrayée, faible, brûlée et suppliante, elle implore la pitié, de plus en plus bas, jusqu’à ce que sa voix s’éteigne complètement. Lorsque le rideau remonte, le chœur est allongé à côté d’un nouveau tas de cendres fumant. “La nature met chacun à la place qui lui revient” concluent les choristes tandis que Sémélé se recouvre des cendres d’où elle était apparue. La suite du mythe est annoncée par Jupiter souhaitant la résurrection de Sémélé (qui donnera vie à Dionysos, dieu de l’excès et de la démesure notamment, en résonance avec les propres excès de sa mère). Enfin, comme pour appuyer cette annonce, les choristes clament l’espoir et le bonheur à venir, du haut des loges, surprenant et fascinant la salle, avant que la représentation ne se clôture sous un tonnerre d’applaudissements.
À travers cet opéra, appuyé par la grande expressivité de la composition de Händel ainsi qu’une distribution vocale émouvante d’assurance, Barrie Kosky propose ainsi une mise en scène qui ne reprend pas seulement un mythe antique, mais pose également avec une certaine sensibilité nombre de questions encore bien actuelles sur la recherche de l’autre dans sa forme, son apparence la plus véritable, si cela est seulement possible. Cette proposition questionne aussi les limites de l'amour et de l'orgueil, de jusqu'où peut mener le "coup de foudre".