Le théâtre de Caen : face aux crises, un plan de résilience
Patrick Foll, il semble qu’à peine sortis d’une crise, nous plongeons dans une autre. Comment le théâtre de Caen affronte-t-il cette période si compliquée ?
Il faut garder le cap et en particulier jouer avec la diversité de l’offre artistique du théâtre de Caen. Le public a besoin de repères. Je suis convaincu que le public a toujours envie de spectacle vivant. Il faut lui donner l’envie de franchir à nouveau les portes du théâtre.
Garder le cap ”
De ce point de vue, le Covid nous a fait beaucoup de mal et tout le travail pour retransmettre les spectacles a trouvé sa limite : une retransmission ne remplace pas l’expérience d’une représentation en réel. Il me semble que le numérique n'a visiblement pas porté ses fruits en termes de renouvellement de public. Pour ce qui nous concerne, nous avons perdu 15 % de spectateurs la saison dernière, ce qui est douloureux. Alors qu'il s'agit pourtant d’un très bon chiffre par comparaison avec d’autres maisons.
Qu’est-ce qui vous a permis de limiter les dégâts et comment se présente la suite ?
Nous sommes un théâtre pluridisciplinaire, dont l’étendue des propositions nous permet de toucher un public très diversifié. Notre campagne d'abonnement pour la saison qui s'ouvre est loin d'être décevante. Pour nous, la formule d'abonnement a encore pleinement son sens pour une partie du public qui va s'emparer de la diversité de la programmation. Nous n'avons toutefois pas retrouvé la dynamique d'avant-Covid et c'est désormais la baisse du pouvoir d'achat qui nous menace.
L'inflation s'abat-elle sur vous comme une « triple peine » : diminuant le pouvoir d'achat des spectateurs, augmentant vos coûts et risquant de mener vers des baisses de subventions ?
C’est exactement cela. Les charges fixes augmentent mais le but d’un théâtre ne peut pas seulement être de se chauffer : il faut avant tout proposer une saison la plus riche possible. L'indice de rémunération de la fonction publique a été augmenté, fort heureusement après tant d'années de gel, mais c'est le budget du théâtre de Caen qui le supporte (+ 75.000 euros par an). En effet, nous sommes un théâtre de ville et à ce titre notre personnel permanent est entièrement issu de la fonction publique ou assimilée. Quant aux spectateurs, certains vont peut-être devoir se priver de théâtre pour des raisons économiques cette fois.
En général, en situation de crise, on doit justement mettre en place un plan d'actions. Or, nous avons de grandes difficultés pour financer ne serait-ce que l'existant. Nous avons heureusement de très belles propositions artistiques pour attirer le public mais l'euphorie sera en salle et sur scène, pas dans les livres de comptes.
Que pouvez-vous espérer sur le front des subventions ?
La Ville de Caen a confirmé son soutien à chiffre constant. Je me retrouve dans une situation où les subventions de la ville, de l'État et et de la région n’ont pratiquement pas évolué depuis 15 ans. Cela s’apparente donc à une baisse constante. En effet, nous devons assumer sur notre budget l’évolution des charges fixes et des salaires.
Nous sommes dans la phase de renouvellement de notre conventionnement avec l'État. Pour mémoire, l’État verse aujourd’hui 300.000 euros par an au théâtre, la Ville de Caen verse 4.020.000 euros et la région abonde de 520.000 euros. J’espère que l’État pourra accroître son soutien à l’occasion du renouvellement de notre conventionnement au projet lyrique du théâtre de Caen en revoyant sa subvention à la hausse.
Que vous apporte ce statut de « scène conventionnée d'intérêt national art et création pour l'art lyrique » ?
Une scène ouverte, un lieu de résidence et de création ”
C’est avant tout un signal de l'État, reconnaissant l'intérêt et le rayonnement de notre travail et l'investissement de la Ville de Caen. Je me mets à rêver que demain l’État puisse être l’architecte de la refonte du tour de table financier des maisons comme les nôtres qui sont toutes des acteurs essentiels en région. Je rappelle que l’État est aujourd’hui le principal financeur des collectivités territoriales suite aux suppressions entre autres des impôts qui étaient directement prélevés par les collectivités tels que la taxe d’habitation ou la taxe professionnelle. Le théâtre de Caen rayonne sur toute la Normandie et les Caennais ne représentent que 45 % de sa fréquentation, alors que la Ville de Caen apporte 83% des subventions. Nous avons des abonnés en Seine-Maritime jusqu'au Havre et une partie de l'Eure regarde vers Caen. Par ailleurs nous avons de nombreux spectateurs ruraux ou néo-ruraux qui veulent concilier qualité de vie à la campagne et offre culturelle d’une grande scène comme la nôtre. Et bien entendu, cela concerne aussi l’accueil des artistes : nous sommes une scène ouverte, un lieu de résidence et de création pour les ensembles subventionnés par la Région. Sans oublier le fait que nous soutenons par nos productions lyriques le rayonnement d'ensembles français dans le réseau lyrique national et à l'étranger. Tout cela alors que le théâtre de Caen dispose d'un des plus petits budgets parmi la Réunion des Opéras de France.
Quels sont les risques de ces contraintes budgétaires sur votre programmation ?
À terme, sans nouveaux financements, nous devrons réduire la voilure, j'en ai informé la Ville. Nous ne pourrons plus proposer autant de levers de rideau et notamment cinq titres d'opéras. Si nous y arrivons encore pour cette saison 2022/2023, c'est parce que nous avons pu reporter les crédits de dépenses des productions lyriques annulées par la pandémie et que nous avons pu reporter les représentations sur les saisons 2022/2023 et 2023/2024. La Ville nous a pleinement accompagnés, en nous permettant de reporter ces dépenses sur trois exercices budgétaires. Sans ces reports, je ne pourrais pas programmer cinq titres d’opéras comme cela est encore le cas cette saison. Je crains de devoir à l’avenir descendre à trois ou au mieux quatre productions lyriques et malheureusement je ne serai pas le seul en France, ce qui va poser un problème pour l'emploi culturel. D'autant que nous sommes un théâtre qui travaille beaucoup avec des ensembles indépendants. Nous sommes très peu nombreux, et de moins en moins nombreux, à les soutenir ainsi dans l'élaboration de leurs projets.
Nous avons de plus besoin de visibilité car nous nous engageons plusieurs saisons à l'avance sur des budgets qui sont certes importants, mais qui font vivre tout un écosystème d’artistes et techniciens.
Est-ce qu’au moins la crise Covid est derrière nous pour ce qui concerne ses impacts et menaces sur la viabilité même du spectacle vivant ?
Cette crise n'est malheureusement pas finie selon moi et la situation va être d'autant plus compliquée à gérer si les artistes et techniciens qui travaillent dans nos théâtres pensent que le Covid est derrière nous. C’est bien légitime de le vouloir mais il faut continuer à appliquer les gestes barrière. Ce virus reste une menace pour le bon déroulement des représentations et pour les budgets de nos théâtres : en cas d’annulation nous devons payer les artistes et rembourser le public, ce qui peut avoir des conséquences catastrophiques.
Pour suivre cette lecture et ce que propose le théâtre de Caen durant sa saison 2022/2023, notre grand format-interview avec Patrick Foll est à retrouver ici