Patrick Foll, Directeur du théâtre de Caen : « Partir à la découverte pour se reconstruire »
Dans une première partie de notre entretien (à retrouver ici), Patrick Foll détaille les défis concrets auxquels le monde culturel est confronté et la carte que le théâtre de Caen veut jouer pour les relever, donnant un cadre d'action permettant de déployer le contenu de la proposition artistique dont il détaille ici la programmation :
Patrick Foll, vous aviez dû reporter Treemonisha en janvier dernier (en raison des contraintes encore imposées aux voyages transfrontaliers), mais vous jouerez cet opéra de Scott Joplin (que vous nous présentiez l’année dernière) en ouverture de cette nouvelle saison, les 13, 14, 15 et 16 octobre 2022. Qu’est-ce qui vous a donné la force et l’envie de vous battre ainsi pour le reprogrammer ?
L’importance exceptionnelle de ce spectacle et le fait qu’il s’agit d’une nécessité quasi-vitale pour cette compagnie sud-africaine, Isango, qui n'a pas connu le même accompagnement et soutien que nos artistes français. Ils ont un besoin artistique, psychologique et aussi économique de jouer, nous voulions donc tous reproposer ce spectacle le plus rapidement possible. Nous avons réussi un petit miracle pour cette nouvelle tournée en parvenant à enchaîner les représentations de Caen, Créteil et Luxembourg, pour maintenir le nombre initial de levers de rideau, apporter ainsi des ressources à cette compagnie, tout en mutualisant les frais de voyages internationaux : un seul aller et retour entre l’Europe et l’Afrique du Sud. Ouvrir la saison du théâtre de Caen avec ce spectacle est un très beau message. Cette troupe, qui est toujours d'une générosité incroyable, sera d'autant plus émouvante pour le public.
Vous avez marqué les esprits avec Le Ballet royal de la nuit. Considérez-vous que vous avez réitéré l’exploit avec Cupid and Death l’année dernière ?
C'est un grand succès partagé avec Les Bouffes du Nord : une manière originale de monter une production dans le monde de l'opéra via notre association à 50-50 avec le CICT -le Centre international de création théâtrale qui est la maison-mère du Théâtre des Bouffes du Nord et désormais aussi de l’Athénée- et avec des opéras qui nous ont rejoints. Le spectacle a fait près de vingt-cinq dates la saison dernière, il en fait à nouveau treize la saison à venir. Nous sommes sur un Ovni britannique que même les Anglais n'ont pas osé remonter.
Cela nous a permis de prouver que nous pouvons travailler à proposer des spectacles lyriques pour un réseau de diffusion et de production qui dépasse le cercle habituel des maisons d’opéras grâce à un projet artistique qui concilie haut niveau artistique et économie contrainte. Ce projet nous a permis d’aller à la rencontre d'autres publics dans des lieux qui ne programment d'habitude pas d'opéra. Nous sommes fiers de cette belle aventure. Désormais nous mettons notre énergie de création vers notre nouvelle production avec Sébastien Daucé et Correspondances pour l'automne 2023, dont nous reparlerons la saison prochaine.
La saison dernière a également été marquée par la collaboration internationale autour d’Alcina de Haendel. Comment avez-vous monté et vécu cette production ?
Alcina qui n'avait jamais été mise en scène à Caen a été un grand coup de cœur. C'est une production emblématique de ce que nous pouvons faire en travaillant à une échelle européenne, entre des maisons ayant des atomes crochus, sur un répertoire qui semble réservé à de très grandes maisons d'opéra. Nous avons construit ce projet avec le Théâtre national de Brno, deuxième maison lyrique de République tchèque. Ils ont un grand orchestre permanent mais, à l'occasion de cette production, cette maison a accueilli pour la première fois un ensemble indépendant tchèque. Travailler avec Collegium 1704 avec qui nous avions présenté Rinaldo a permis de proposer une nouvelle version de référence d’Alcina.
Brno a ainsi mis en œuvre les forces permanentes importantes de leurs ateliers de décors, accessoires et costumes et nous avons investi dans ce projet, avec Versailles, pour financer à trois théâtres le travail de Collegium 1704 (chœur et orchestre) et proposer cet opéra que je rêvais de montrer à notre public. A noter que cette production a été aussi l’occasion de découvrir pour la première fois en France le travail de mise en scène du directeur du département lyrique du Théâtre national de Brno, le Tchèque Jiri Herman.
La saison a aussi été visiblement marquée par L'Arche de Noé, comment l’avez-vous vécu ?
L'Arche de Noé a aussi été un travail remarquable, un exemple de projet artistique fédérant les forces artistiques du territoire de Caen : La Maîtrise de Caen, l'Orchestre Régional de Normandie, l'Orchestre des élèves du Conservatoire (ce qui était une première) et Jean-Christophe Lanièce, le baryton français qui monte et ancien de la Maîtrise de Caen, dans le rôle-titre au service de cette œuvre géniale imaginée par Britten. C'est une fusion entre orchestre professionnel et orchestre amateur d'élèves, et des moments chantés conjointement par le plateau et le public pour un résultat énorme, extraordinaire. Rappelons combien il est extraordinaire qu’une ville de 110.000 habitants dispose d’une Maîtrise publique de ce niveau.
Sans oublier ce que raconte L'Arche de Noé, au-delà de l'origine biblique : le propos est visionnaire. Il suffit de voir ce qu'il s'est passé cet été sur le front climatique. Que des adolescents soient les porteurs de cette parole est d'une grande force symbolique : c'est la génération qui va vivre le dérèglement climatique, ce qui était bouleversant pour tout le public. Le metteur en scène Benoît Bénichou l'a placé dans un enjeu encore plus large ouvrant à la question de la biodiversité. Le tout avec la puissance extraordinaire du médium musical, dans un spectacle que nous avons fait sur nos forces.
Chaque année, vous montez une nouvelle production pour La Maîtrise de Caen. Pouvez-vous nous présenter le spectacle de cette nouvelle saison qui s'ouvre ?
Cette année nous faisons un autre Ovni, Celui qui dit oui, Celui qui dit non. Je trouve cela fort que les Maîtrisiens chantent du Bertolt Brecht et Kurt Weill. Nous sommes loin des enfants de chœur à la croix de bois. Dans cette œuvre, Brecht, face à la montée du nazisme, pose la question de l'obéissance. Il part d'un texte japonais, l'histoire d'une expédition où le plus faible est précipité dans le vide pour ne pas ralentir le groupe. Cela pose la question de l’obéissance et de notre responsabilité individuelle. D’où cette œuvre en miroir, si l’on obéit ou si l’on désobéit. Cette nouvelle production sera aussi l’occasion des premiers pas à l’opéra du binôme helvétique Delphine Lanza et Dorian Rossel et ils sont pleinement motivés par la symbolique forte que représente l’interprétation de ce conte philosophique par de jeunes futurs adultes que sont les Maîtrisiens.
L’œuvre est en deux parties de trente minutes chacune avec quinze minutes de texte en commun pour les deux, jusqu'au moment où survient la question : oui ou non ? Mais Weill n'a composé la musique que pour la partie du oui. Le non est donc purement théâtral. Nous avons donc demandé au compositeur Martin Matalon, avec l'Orchestre Régional de Normandie auquel il est associé, d'écrire la musique sur Celui qui dit non : ce sera donc une création mondiale. C'est ainsi une manière de s'emparer de cette œuvre 93 ans après son écriture, avec une nouvelle composition pour de jeunes chanteurs. Pour la petite histoire, le théâtre de Caen, du temps où il était une « Maison de la Culture » dirigée par Jo Tréhard, a été la première institution française à présenter Celui qui dit oui, Celui qui dit non en version scénique en 1967.
Vous proposez toute une saison d'auditions de La Maîtrise, quels en sont les objectifs et les contenus ?
L'idée de ces mini-concerts offerts au public en entrée libre, toujours dans l'Église Notre-Dame de la Gloriette, s’inscrit pleinement dans le projet artistique et pédagogique de La Maîtrise telle que fondée en 1987 par l'anglais Robert Weddle et dont Olivier Opdebeeck a pris la suite depuis de nombreuses années avec succès.
Cela permet aux enfants et au public de découvrir un répertoire extrêmement large : toute l'histoire de la musique du Moyen-Âge à nos jours, avec du répertoire classique aussi bien que du jazz et de la chanson, tout en se donnant le bel objectif de proposer chaque semaine un concert de trente minutes en conditions professionnelles avec des instrumentistes et chanteurs de métier. Entre 400 et 500 personnes viennent en moyenne chaque samedi, certains ne regardent même pas le programme et se laissent surprendre par l'audition. Un rêve de programmateur. La relation de confiance et l'envie de découverte s'établissent.
Vous célébrez cette saison les 40 ans de l’Orchestre Régional de Normandie avec un très riche programme, balayant musique classique, chanson, ciné-concert, etc. Comment cette phalange parvient-elle à assumer une telle diversité ?
C'est la force de cet orchestre, à mettre au crédit de Pierre-François Roussillon (Directeur Général) de Jean Deroyer (Directeur Musical) et des instrumentistes de l’orchestre. Pour cette saison où nous fêtons les 40 ans de cette formation, nous avons proposé dans la programmation du théâtre une démonstration de l’éclectisme de cet orchestre : depuis octobre avec un oratorio de Caplet dirigé par Léo Warynski et avec en invité l’ensemble De Caelis, jusqu’en mai avec un hommage au grand parolier Allain Leprest originaire de la Manche avec entre autres Enzo Enzo et le compositeur/arrangeur Romain Didier, en passant en novembre par une création chanson/pop, Once Upon A Time in Paris avec Martin Hederos, Marie Modiano, et Peter van Poehl qui a beaucoup travaillé avec Björk, un ciné concert autour de courts métrages de Chaplin avant Noël et un concert symphonique Schubert, Wagner, Schönberg en janvier. Cet Orchestre Régional de Normandie, véritable caméléon, montre la richesse dont nous disposons sur Caen.
Cet orchestre permanent et indépendant non rattaché à une maison en particulier peut à la fois développer ses propres projets et se mettre au service de projets portés par des scènes de la Région comme le théâtre de Caen. Il existe très peu d'orchestres permanents en France de ce genre, et celui-ci est allé plus loin dans la production de nouvelles formes musicales et scéniques en France de mon point de vue. C'est un partenaire en pleine résonance avec le projet du théâtre de Caen car nous partageons le même souhait d'ouverture aux différents genres musicaux et aux manières de les croiser avec d’autres disciplines artistiques. Je peux poursuivre avec cette phalange à visée généraliste le travail que je mène avec des ensembles spécialisés que nous accueillons sur la question des œuvres et des formes artistiques.
Le "rapprochement" entre l'Orchestre de l'Opéra de Rouen et l'Orchestre Régional de Normandie doit être effectif pour le dernier trimestre de 2023, quelles en seront les conséquences pour vous ?
Je dois avouer que je n’en sais rien aujourd’hui. Ma crainte est de voir la capacité de productions de propositions propres à cette phalange se réduire à l’avenir du fait de son rattachement à l’Opéra de Rouen et de la volonté de la Région Normandie de voir se constituer au sein de l’Opéra de Rouen une phalange symphonique issue de la réunion des effectifs de l’orchestre actuel de l’opéra de Rouen et de l’Orchestre Régional de Normandie. Le plan de charge de cet orchestre symphonique, qu’il s’agisse des ouvrages lyriques ou des programmes symphoniques, impactera qu’on le veuille ou non le plan de charge des projets propres à l’Orchestre Régional de Normandie.
Pour ce qui concerne le théâtre de Caen, je ne sais pas si demain des projets imaginés avec l’Orchestre Régional et La Maîtrise de Caen comme L'Arche de Noé la saison dernière ou Celui qui dit oui, Celui qui dit non cette saison seront toujours possibles. Un théâtre comme le nôtre a besoin d’un écosystème artistique pour développer son projet sur Caen.
Enfin il faut que cet orchestre puisse préserver un nombre significatif de projets pour conserver une ligne artistique qui lui soit propre ainsi qu’un nombre suffisamment important de rendez-vous où l’effectif au complet de la formation se trouve réuni. Il restera aussi à connaître la personnalité du directeur musical qui fera travailler cette formation.
Après Treemonisha, le deuxième opéra à l'affiche cette saison sera Combattimento, la théorie du cygne noir avec l'Ensemble Correspondances de Sébastien Daucé mis en scène par Silvia Costa. Comment présentez-vous cet objet artistique ?
Nous avons toujours besoin de ces moments de beauté ”
Je commencerai par le voyage de rêve que ce spectacle nous offre dans la musique italienne du début du XVIIe siècle. Une nouvelle fois Sébastien Daucé a compilé, comme il sait et adore le faire, un extraordinaire ensemble de pièces vocales et instrumentales qui nous font revivre le bouillonnement artistique de cette époque qui va contribuer à la naissance de ce que nous appelons l’opéra. Cette création est complètement dans l'ADN de ce que nous avons pu développer à Caen avec Sébastien et Correspondances, je rappelle Le Ballet royal de la nuit et avant cela le premier programme autour de trois oratorios de Charpentier ainsi que le projet Songs sur des musiques anglaises avec Samuel Achache. Ces quatre spectacles ont pour moi la particularité d’interroger à chaque fois de manière différente la question de la beauté. Je suis persuadé que nous avons toujours besoin de ces moments de beauté dans notre vie, et je suis convaincu que l’opéra est un Art particulièrement propice à nous en offrir. La mise en scène de Silvia Costa participe pleinement à cette réussite. Elle s’est appuyée pour cette création sur la « théorie du cygne noir » : le principe selon lequel un accident rebat les cartes et donne la possibilité d'explorer de nouvelles voies. Ici, une communauté se demande comment se reconstruire après un drame qui n’est autre que l'histoire du combat de Tancrède, cette tragédie entre toutes d’un homme qui tue la femme qu’il aime par erreur. Notre société qui a beaucoup glorifié l'individualisme est, je trouve, particulièrement questionnée par ce que nous racontent les chanteurs et instrumentistes qui constituent la communauté de ce spectacle. Cette communauté se relève d'une épreuve et invente un nouveau souffle. Nous avons besoin de ces messages d'espoir en ces temps de guerre et de menaces permanentes.
Franchement, je serais spectateur, je me précipiterais. Comme le dit si bien Omar Porras, le théâtre devrait être remboursé par la sécurité sociale.
Votre programmation tisse tout un réseau de résonances entre différents spectacles et concerts, via des thématiques et ensembles. Correspondances propose aussi un concert de musique anglaise, Au service de Sa Majesté. Comment traversent-ils ainsi les continents ?
C’est toute la force de cet ensemble et l'idée pour moi est de les mettre à l'honneur, de suivre le cheminement de son Directeur artistique Sébastien Daucé et des interprètes qui font vivre cette aventure. Ce programme replace l’art dans sa dimension politique au sens noble, replaçant l’histoire de la musique dans son rayonnement européen. L'Europe n'est pas juste un marché économique commun mais un patrimoine culturel.
Sébastien construit ici un programme sur la musique de Cour qu'instaure Charles II à son retour d'exil auprès de son cousin Louis XIV à Versailles. L’accession au trône de Charles III, qui pour la petite histoire est aussi Duc de Normandie, donne à ce concert une résonance toute particulière.
Vous présentez aussi des concerts en correspondances avec le spectacle Combattimento, quels en seront les liens ?
Combattimento est l’occasion de proposer au public une « verticale » comme on dit dans les dégustations de vin, avec deux concerts en amont : d’abord un concert imaginé par Adrien Mabire avec La Guilde des mercenaires autour du sixième livre des madrigaux de Gesualdo, une autre occasion de se plonger dans les splendeurs de ce répertoire d’Italie du Nord à la bascule de la Renaissance au Baroque. Nous présentons ce programme avec le Conservatoire & Orchestre de Caen pour mettre en valeur de manière « conjointe » des artistes nés artistiquement à Caen et désormais acteurs de la vie musicale en France et en Europe.
Après ce premier rendez-vous dans la musique italienne, nous programmons en novembre à la Gloriette le magnifique programme Anamorfosi immortalisé au disque par Vincent Dumestre et le Poème Harmonique, l’autre grand ensemble spécialisé en région Normandie : l’occasion de retrouver Monteverdi, Cavalli, Luigi Rossi, etc.
Un petit festival en somme avec quelques-uns des meilleurs ensembles français pour ce répertoire.
En parlant de mettre en valeur les artistes nés sur ce territoire et rayonnant désormais à l’international, vous célébrez à nouveau la saison prochaine le retour de l’enfant prodige Cyrille Dubois qui chantera Lord Britten. Qu’est-ce qu’une telle fidélité artistique représente ?
Nous sommes une Silicon Valley culturelle ”
Cyrille Dubois est un magnifique chanteur, l'un de nos grands talents : un ambassadeur exceptionnel et qui a cette envie, cette générosité de s'impliquer dans la vie culturelle de Caen. Il se rend présent pour sa ville, pour son territoire alors qu'il a un agenda international très rempli. C'est la mission et l'honneur d'une maison comme la nôtre de présenter les grands talents issus du territoire. On parle de Silicon Valley pour des entreprises novatrices regroupées sur un territoire pour se renforcer : nous sommes donc une Silicon Valley culturelle pour ces artistes et ces institutions que nous réunissons autour de notre programmation. Le théâtre de Caen est une véritable pépinière de talents.
Le troisième opéra au programme sera un semi-opéra : The Indian Queen de Purcell. Cette forme mariant musique et théâtre est-elle là aussi emblématique de votre identité artistique ?
Complètement, cette œuvre hybride par excellence a toute sa place dans notre projet. C’est aussi un manifeste de ce qu’est l’opéra, un art total qui croise la musique, mais aussi le théâtre et toutes les autres disciplines du spectacle vivant.
Ce semi-opéra s’inscrit dans l’histoire de ce théâtre après Cupid and Death l’année dernière. Et mon prédécesseur François-Xavier Hauville avait présenté au théâtre de Caen la production du King Arthur de Purcell venant du Châtelet avec Les Arts Florissants, puis lorsque Les Arts Florissants étaient en résidence à Caen, j’avais proposé cette version complètement démente façon comédie musicale de The Fairy Queen avec le Festival de Glyndebourne et l’Opéra Comique. D’une certaine manière, nous bouclons donc la boucle car The Indian Queen est le troisième et dernier semi-opéra qui nous soit arrivé de Purcell sur les six qu’il a écrits durant sa vie.
Le projet repose-t-il autant sur l'œuvre que sur les forces artistiques qui le portent ?
Lorsque Caroline Sonrier, Directrice de l’Opéra de Lille, m’a parlé de ce projet, j’ai tout de suite pensé qu’elle avait réuni la crème pour relever le défi de remonter pour la première fois cette œuvre dans son intégralité : on peut difficilement rêver mieux que le binôme Emmanuelle Haïm/Guy Cassiers. Nous avions déjà fait le Xerse de Cavalli avec cette équipe et l’Opéra de Lille. Le résultat est à nouveau extraordinaire et là encore je suis très heureux que ce projet soit repris maintenant avec trois théâtres -répétitions et remontage à Caen, puis départ pour Anvers et Luxembourg : soit dix dates.
Votre quatrième et avant-dernier opéra de cette saison est un Everest : Tristan et Isolde de Wagner. Comment se lance-t-on dans un tel défi ?
Avec un peu de folie et beaucoup d’entente avec mon homologue et confrère Matthieu Dussouillez, Directeur de l’Opéra national de Lorraine qui produit ce spectacle. Construire un écosystème, c’est avoir des collègues en phase : c’est lui qui m’a parlé de ce projet de faire Tristan et Isolde et lorsqu’il m’a donné le nom de Tiago Rodrigues à la mise en scène, c’était pour moi une évidence, une idée de génie : cela sera la première mise en scène d’opéra de Tiago Rodrigues et c’est le titre avec lequel il voulait commencer à l’opéra. Tiago Rodrigues va, je trouve, proposer une direction totalement nouvelle pour ce titre mythique du répertoire lyrique, ce qui est passionnant, et je voulais inscrire le théâtre de Caen dans ce projet avec Nancy.
Cela ne sera pas notre coup d’essai avec Wagner. Mon prédécesseur François-Xavier Hauville avait présenté à Caen un Parsifal qui venait de l’Opéra de Nantes, j’ai ensuite présenté le Ring dans la version pour orchestre de chambre de Jonathan Dove (Ring Saga) mise en scène par Antoine Gindt avec le Festival Musica et la Philharmonie de Paris. C’était une version « réduite » mais de tout de même neuf heures. J’avais quelques appréhensions mais le public nous a totalement suivis. J’ai ensuite proposé Le Vaisseau fantôme monté par Jean-Marie Blanchard à l’occasion du Festival Genève Wagner pour le bicentenaire de la naissance du compositeur. C’était là aussi une aventure extraordinaire grâce à la reprise à Caen et au Luxembourg de cette production sous la direction de François-Xavier Roth et de son ensemble Les Siècles. L’occasion de découvrir enfin ce qu’aurait dû être la création de cet opéra à l'Opéra de Paris du vivant de Wagner. Je me souviens de retours de spectateurs, me disant : « On re-veut du Wagner ». Ce rendez-vous est désormais honoré.
Comment accueillir les dimensions d’un tel ouvrage ?
Tristan et Isolde est un grand morceau mais ce n’est pas plus long que Le Ballet royal de la nuit. Il faudra installer cet immense orchestre, mais Tiago Rodrigues va proposer une mise en scène en théâtre de tréteaux qui s’appuie sur un dispositif scénique à la foi impressionnant et en même temps poétique. Cette œuvre est très forte parce qu’elle a cet alliage de monumentalité musicale et de théâtralité intimiste, c’est un huis-clos.
En termes de dimensions, le plateau de Nancy est en adéquation avec le plateau de Caen. Je crois pleinement dans la distribution que nous a concoctée Matthieu Dussouillez et au talent des forces artistiques permanentes de Nancy pour nous offrir un très grand moment d’opéra à Caen.
Là encore et toujours, plusieurs concerts résonneront avec Tristan et Isolde : pourquoi ces résonances savantes allant jusqu’à la musique médiévale pour Yseult, à l'église Notre-Dame de la Gloriette avec l'Ensemble ApotropaïK ?
J’y ai pensé lorsque j’ai lu la première note d’intention de Tiago Rodrigues. Il voulait replacer l’œuvre de Wagner dans les origines médiévales du mythe de Tristan et Isolde mais aussi dans la grande histoire des mythes de l’humanité. La remise de maquette à Nancy m’a conforté dans cette voie quand j’ai vu le parti pris du décor du premier acte qui propose une bibliothèque des savoirs rappelant Le Nom de la rose. D’une certaine manière, Wagner a fait comme Viollet-le-Duc avec Notre-Dame de Paris : s’approprier une œuvre médiévale pour en faire une œuvre de son temps qui elle-même inspirera de nouveaux compositeurs que nous retrouvons cette saison : Debussy et Messiaen.
Tristan et Isolde passeront le relais à Pelléas et Mélisande pour conclure votre saison d’opéras. Ces deux mythes sont intimement liés, comment avez-vous ainsi pu les enchaîner ?
C’est une résonance et une rencontre miraculeuse. Que ces deux productions se retrouvent l’une à la suite de l’autre, c’est un coup de maître du destin. Cette production de Pelléas et Mélisande était en effet à notre affiche en 2020/2021 mais l’accueil du public n’était pas encore possible à ce moment-là. Lille a pu malgré tout créer le spectacle en produisant une captation sans public, Les Siècles en ont profité pour enregistrer un disque qui a été particulièrement récompensé par la critique.
Ces deux productions d’un très grand niveau, qui se suivent, n’ont rien à envier l’une à l’autre. Le metteur en scène de Pelléas et Mélisande sera Daniel Jeanneteau, un autre grand artiste du théâtre public. L’Orchestre sera Les Siècles et j’ai proposé qu’il soit conduit par son directeur adjoint Nicolas Simon qui est également chef invité principal de l’Orchestre du Conservatoire de Caen. J’avais d’ailleurs fait de même il y a 20 ans pour François-Xavier Roth au tout début de sa carrière lorsqu’il était jeune chef associé à l’Orchestre de Caen. Il a dirigé chez nous son premier opéra et c’était… Pelléas et Mélisande dans la mise en scène de Yannis Kokkos.
Est-il possible de décrire ce que cet orchestre apporte à cette musique ?
Il ne faut pas choisir ! ”
Cette phalange va sublimer cette œuvre qui repose sur un orchestre en explosion permanente de couleurs et de finesses. Les Siècles sont reconnus comme des interprètes de référence du répertoire debussyste et cette idée de Caroline Sonrier de les inviter à Lille était une évidence à laquelle j’ai voulu tout de suite m’associer. Enfin, la distribution vocale réunit une équipe magique, comme une génération spontanée du chant français. Et puis notre Yniold sera l’un de nos Maîtrisiens, ce dont nous sommes très fiers. François-Xavier tient à ce que ce rôle soit tenu par un garçon et non par une soprano comme cela se passe le plus souvent.
En clair, il ne faut pas choisir entre Tristan et Isolde et Pelléas et Mélisande. Il faut venir aux deux !
Quel est votre objectif à plus long terme pour le théâtre de Caen ?
Mon objectif est de conforter pleinement notre projet original dans le paysage lyrique français. Ce projet est reconnu par le milieu culturel, par les spectateurs, je souhaite que les tutelles qui nous accompagnent aujourd’hui trouvent le moyen de le protéger et de le conforter pour l’avenir. Je pense sincèrement que le théâtre de Caen est un projet intéressant à suivre car il arrive à accompagner de nombreux artistes ou ensembles indépendants à l’occasion de productions ambitieuses pour une mise de fonds en termes de subventions qui reste modeste.
Beaucoup de questions se posent sur le devenir du spectacle en général en ces périodes de crise. Je pense à la métaphore de notre spectacle Combattimento, la théorie du cygne noir : personne n’avait prévu ou préparé cette pandémie mondiale. Elle vient en révélatrice de faiblesses latentes que personne ne voulait voir. Il nous faut un nouveau souffle, acter le rayonnement incontestable de notre Théâtre en Normandie et en France, conforter sa force de soutien aux artistes. Je reste persuadé que le renouvellement du public passe par une diversité artistique assumée, mais de haute qualité. L’avenir est à la diversité : il faut la soutenir. Enfin, l'événement du spectacle en salle sera toujours d’actualité. Quoiqu’on nous en dise, nous aurons toujours et de plus en plus besoin de moments collectifs, partagés, et de ce moment de vérité qu’est un spectacle. C’est infiniment précieux.
La suite et fin de cet entretien est à retrouver sur Classique mais pas has been, ouvrant à plus de classique, aux résonances avec la programmation symphonique, chambriste, théâtrale et chorégraphique.